Lave ton linge 2.0

Septembre 2021, Saint-Étienne, quartier Beaubrun – Julie

Je secoue frénétiquement la bouteille : le savon de Marseille râpé se dissout correctement dans l’eau tiède, mais il a tendance à refiger rapidement. Je passe ma main dans l’ouverture et fais couler une bonne dose de mélange directement sur les fringues. Je repose le flacon à même le sol avant de régler la température sur 60 °C. Je n’ai pas lavé mes vêtements de chantier depuis mon passage dans le Vercors cet été. La grosse larme blanche et visqueuse glisse lentement, cherche les creux du tissu, disparaît dans l’obscurité de la carlingue en laissant une trace de limace géante. J’aime regarder cette dégringolade souple et silencieuse… Peu importe où je me trouve, je me sens toujours un peu chez moi lorsque je mets mon linge dans une machine à laver.

Mes genoux craquent quand je me relève, sûrement pour me rappeler que je n’ai plus quinze ans… Le tambour est plein d’eau, bruit de clapet, il se met à tourner. Je prends le temps d’examiner les lieux. Huit machines adossées les unes aux autres au fond du local. Un comptoir à hauteur de coude pour plier le linge, une banquette et quelques fauteuils dépareillés pour faire salon devant la porte-fenêtre. La peinture jaune orangé est défraîchie et craquelée, sûrement à cause d’une infiltration d’eau, mais elle égaie la pièce. Peu d’affiches. Tout est bien rangé. Dans l’angle le plus éclairé par la lumière de la rue, le tableau de répartition du ménage est aux trois quarts vide.

La clochette de la porte d’entrée me fait sursauter. Je me précipite pour tenir la porte à une femme portant deux sacs de sport dont dépasse du linge… sale, j’imagine.

– Je ne crois pas qu’on se soit déjà vues. Moi c’est Nesrine. Tu es pote avec le collectif du deuxième ?

– Julie. Heu, plutôt pote de potes… On m’a contactée pour que je répare les machines.

– Ah ! C’est toi « le plombier »… dit-elle en me reluquant avec un drôle de sourire.

Pff, ces stéréotypes des nineties ont la vie dure : ça fait dix ans qu’on a mis l’Antémonde derrière nous, mais les plombiers réveillent systématiquement des fantasmes stupides de films de cul de l’époque : un mec moustachu, bien musclé, forte pilosité ou carrément imberbe, au choix, mais résolument torse nu sous ses bretelles… Rien à voir avec mon look de petite meuf à queue de cheval, assez discret et passe-partout. J’essaie quand même de ne pas casser l’ambiance :

– Je me suis rasé la moustache mais j’ai gardé la salopette de travail !

Nesrine a dû comprendre l’allusion parce qu’elle se marre :

– Merci de venir nous dépanner, Julie. On n’a plus que trois machines qui tournent ici, alors tu imagines : c’est la course à qui arrive en premier !

Elle déverse ses deux sacs sur la table de pliage et trie le linge en deux tas, le blanc d’un côté et la couleur de l’autre, essentiellement des mini-fringues pour nourrisson. Ses gestes sont saccadés, rapides et efficaces. C’est une femme grande et élancée au regard un peu grave.

– Tu vois, j’ai encore été devancée ce matin ! dit-elle plaintive, fixant la machine que je viens de lancer.

– Pardon, c’est moi. J’en ai profité pour laver quelques affaires. Je n’ai pas pensé aux restrictions…

– Non, non ! C’est toi qui les répares, tu peux quand même en profiter !

Nesrine me sourit plus chaleureusement.

– Je dois avouer que je suis pas mal stressée du linge en ce moment, poursuit-elle. Je viens d’avoir mon deuxième, alors je nage dans les couches-culottes et le lait caillé. La laverie est mon second chez-moi !

– Comme moi, m’esclaffé-je en sortant une lampe frontale et un tournevis cruciforme de ma caisse à outils. Je passe ma vie dans les laveries ! Entre les courroies qui lâchent et les programmateurs qui tombent en panne, elles ne fonctionnent jamais longtemps ! L’Antémonde et sa manie de faire des outils prévus pour casser pile à la fin de la garantie…

Au fur et à mesure que je contrôle les différents tuyaux pour voir duquel provient la fuite, je ressens cette douce joie d’être à ma place. J’ai toujours aimé les ambiances que les laveries collectives dégagent. D’une maison à l’autre, elles sont tellement différentes : chez nous à Villeurbanne, la laverie est en sous-sol et sert régulièrement aux réunions « discrètes ». En revanche, dans l’immeuble d’à côté leur salle adjacente est suffisamment vaste pour accueillir une bibliothèque avec un super rayon science-fiction, des cours d’italien trois soirs par semaine, la permanence sur les discriminations racistes le vendredi après-midi et un atelier de réparation vélo tous les matins. Quand j’étais à Lons-le-Saunier l’an dernier, j’ai halluciné de voir les laveries non pas organisées par groupement d’immeuble mais par « groupes d’affinités » : les gens choisissent leur laverie en fonction de leurs amitiés ou de leurs centres d’intérêt et constituent des « collectifs de laverie ». Et on voit dans toute la ville des sacs de linge trimbalés à grands coups de pédalier, de carriole et de sac à dos. Forcément, là-bas, tout est plat et on est partout en moins d’un quart d’heure… Je n’avais jamais pensé qu’on puisse s’organiser autour des machines à laver ! Chaque laverie est différente et pourtant l’objectif reste partout le même.

Soyons clairEs : les laveries ne me passionnent pas, elles m’obsèdent, elles me poursuivent. J’ai fait une formation de plomberie pour constater que je détestais la plomberie. J’avais décidé de me spécialiser dans la tuyauterie parce que personne ne savait faire ça chez nous et que le travail du métal m’attirait. Mais j’ai du mal à supporter cette pression à résoudre coûte que coûte le problème constaté, parce que tu ne peux pas repartir en laissant une baraque sans eau, sans chauffage ou barbotant dans les fuites.

– Faudrait vraiment imaginer un truc, un système de poulie, s’exclame Nesrine à l’autre bout de la pièce.

Je sors la tête du bloc de métal. Nesrine regarde avec désespoir les trois panières dégueulant de fringues mouillées. Elle m’explique :

– Les étendoirs de la cour intérieure ne servent qu’aux beaux jours. Le reste du temps, on monte le linge sous les toits. Iels font chier à laisser traîner le leur pendant deux jours, il n’y a plus de panier dispo là ! Et les deux machines sont pleines !

Nesrine semble fatiguée, à la fois nerveuse et abattue. Pour vider les deux machines qui viennent de s’arrêter de tourner et y mettre son linge, elle doit libérer deux panières, c’est-à-dire les monter et les étendre elle-même. Elle poursuit :

– La bande du deuxième, iels sont sympa, iels font plein de trucs aux jardins mais côté maison, iels n’assurent pas un cachou ! Je reconnais les torchons de leur cuisine, avec ces fleurs fuchsia dégueulasses. Et c’est moi qui dois me les trimbaler…

Je lui propose de faire une pause dans le coin salon le temps de fumer une cigarette de sauge.

– Ton petit, il ne fait pas encore ses nuits ?

– Ça se voit tant que ça que je ne dors pas…

Nesrine pousse un petit soupir et continue son idée :

– En fait, il faudrait installer toute la laverie dans le grenier. Ça libérerait le local du rez-de-chaussée pour le dépôt de bouffe de Beaubrun.

– C’est quel type de sol dans votre grenier ? Parce que si vous montez les machines là-haut, y’a moyen que vous sentiez les vibrations dans tout l’immeuble.

– Le sol du grenier ? C’est du plancher je crois… mais aucune idée de ce qu’il y a en dessous, répond Nesrine.

– Ici, elles sont sur une dalle en béton, c’est plus costaud, dis-je en frappant le sol de la pointe ferrée de ma godasse. Par contre, ton système de poulie, c’est une super idée.

– Oui, on ne porterait plus le linge mouillé. On l’étendrait en haut même l’été, ça libérerait aussi la cour… Et pour ce qui est des vibrations… En fait, je n’y connais rien en vibrations…

– Moi non plus.

Nesrine écrase son mégot, tirant à nouveau la gueule. Elle traverse la pièce sans un mot et se fige, jambes écartées et bras croisés face aux panières maudites. Pour la dérider, je lui lance :

– Je parie qu’avant, il y avait des ingénieurEs en vibration. Des gens qui passaient leur vie à faire que ça ne tremble pas, que ça ne vrillote pas, que ça ne se déboulonne pas. Des passionnéEs du silent bloc !

Mais pour l’instant, c’est Nesrine, le silent bloc. Elle entasse tant bien que mal le linge de deux panières en un seul monticule. Je l’entends grommeler :

– Fait chier, y viendront pas se plaindre que je leur aie tout mélangé leurs fringues, ces nazes.

Elle entreprend de vider une première machine dans la panière libérée, silencieuse comme un pavé de caoutchouc dur et compact entre deux bras d’acier trempé. Puis, elle enfourne son tas de linge blanc à la place et lance le programme sans un mot.

Je contemple les tas juteux abandonnés derrière elle et écarte les bras en haussant les épaules :

– Allez, je vais le monter ce linge. S’il traîne encore une journée, il va moisir.

– Tu es vraiment bonne poire ! me balance-t-elle en levant les sourcils.

– Si tu prends l’autre panière, on fait ça ensemble, c’est plus sympa…

– Tu veux que je fasse la bonne poire aussi ? rigole Nesrine.

– J’ai surtout envie de continuer à papoter ! Je reprendrai la réparation après. Ça peut bien rester en panne une demi-heure de plus.

Je hisse la panière géante au-dessus de ma tête et Nesrine me suit, à mon grand étonnement, sans protester. Elle me double dans la petite cour pour me montrer le chemin. Je marche quelques mètres derrière elle, le pas hésitant sur les marches usées.

L’ascension des cinq étages est interminable. La pression sur ma tête est vraiment forte. Mon cuir chevelu me semble réduit a l’épaisseur de papier à cigarette. Arrivée sur le dernier palier, je reprends le tout à bout de bras pour laisser se dissiper la douleur. Le souffle court, je balbutie :

– Vous faites ça tous les jours depuis dix ans ! C’est la galère ici !

Lorsque je relève la tête, je me fais surprendre par une gigantesque toile d’araignée : des fils à linge suspendus dans tous les sens entre les grandes poutres. L’atmosphère est tiède, la lumière et le roucoulement des pigeons filtrent à travers les mansardes.

Nesrine s’installe à un bout de la pièce. Tout en étendant les torchons beaucoup trop roses, elle m’explique d’une voix lasse :

– Il y a les bricoleurs de service. Et celles qui viennent faire leur lessive en coup de vent. Ce ne sont pas les mêmes personnes. Et comment nous en vouloir : il y a tellement à faire ailleurs, les groupes de travail, les commissions, les mômes… alors aménager la laverie ?

– Et si vous lanciez un chantier collectif ? dis-je en poussant la panière jusqu’au premier fil à ma portée. Les gens qui en organisent vers Lyon m’invitent souvent pour animer des ateliers de réparation de lave-linges. C’est un peu comme des retrouvailles. Un chantier festif où tout le monde met du sien, où on se fait des bonnes bouffes après les heures de boulot.

– Je vois ce que tu veux dire, acquiesce Nesrine, qui apparie des chaussettes et les épingle par deux au cordon. Mais pour lancer une dynamique comme ça, il faut que les gens aient investi le lieu, veuillent s’y réunir, y installer une crèche ou autre chose. On a bien tenté une fois : on voulait se réunir avec mon groupe de musique. Mais il aurait fallu fabriquer les caissons d’insonorisation. Ça aurait été bien pour tout le monde, parce que les essorages s’entendent jusqu’au deuxième étage.

– C’est vrai que je n’avais pas tilté, mais vous n’avez pas d’isolation phonique… Vous devez être les seulEs du quartier.

– Les seulEs de la ville oui ! C’est la honte ! Ça fait un boucan d’enfer mais personne ne fait rien pour que ça change. Si tu cherches de l’enthousiasme collectif, va plutôt voir aux jardins. Les chantiers Serres et Terrasses ne désemplissent pas. Mais la laverie, ça reste la préoccupation des mères.

– C’est vraiment relou. Wahou ! Je viens de piocher un sweat des Sea Shepherd. Il est collector celui-là !

Silence. Nesrine trie méticuleusement le linge, mais aussi les infos car elle ne semble pas avoir entendu. Après avoir suspendu jalousement cette fringue, je reprends :

– Il n’y a que les femmes qui viennent laver le linge ?

– Sur l’immeuble, on se retrouve souvent la même bande de copines, ouais. Ce qui est bien sympa, mais aucune de nous n’a la passion du bricolage. Notre liste de réparations s’allonge et que ce soient nos mecs respectifs ou le collectif du deuxième, iels nous promettent de passer voir… et iels oublient ! Presque heureusement, on a fini par dépasser le seuil critique et on a enfin fait appel à toi. Parce que laver le linge à la main, c’est hors de question !

– Je devrais surtout vous faire une petite formation réparation, pour vous donner le goût de la clé à molette, à toi et ta bande.

La situation de Nesrine et de ses copines me ramène aux prises de bec du début de l’Haraka. Le concept « Lave ton linge 2.0 » avait été lancé dès 2012 : à l’époque, la reprise des laveries automatiques s’était faite comme un mouvement concerté, dans de nombreuses villes en quelques mois. L’idée venait à la base de collectifs féministes de Bombay ou de Calcutta, je ne sais plus exactement. Ça s’était répandu comme une traînée de poudre en Catalogne et dans le Piémont. On avait décidé de suivre le mouvement ici aussi, en Rhônealpie. Dans les assemblées, beaucoup s’étaient moqués de nous : introduire la convivialité et les réunions dans les placards à balais ? Encore une idée tordue de ces sales féministes ! Sceptiques et réactionnaires nous avaient traitées d’adeptes de la javel, de croisées de la machine à laver et autres bouffe-savon. Une grande vague de contestation contre le délire « théorie-vaisselle »… À mon avis, ils trouvaient dégradant d’associer les tâches basiques de la vie quotidienne à la noblesse de l’élan collectif révolutionnaire. Comme si leur amour-propre était blessé par ce rappel bassement matériel… ou qu’ils craignaient le début d’une ère où les tâches ménagères seraient l’affaire de tous… ce qui était bien notre intention ! Mais bien sûr, ils n’auraient jamais reconnu aussi ouvertement leur aversion pour ces corvées dites « féminines » et leurs arguments fusaient dans des sphères nettement plus « politiques » : la machine à laver était le symbole odieux de l’Antémonde. Non pas un simple objet technique mais l’ultime appendice du vieux système, qui démarrait dans les mines d’aluminium et aboutissait aux raffineries d’uranium. Il était simplement impossible d’appuyer sur le bouton « programme laine » ou « essorage à 700 tours » sans considérer l’avalanche d’exploitation et d’aliénation associées. Et si les machines à laver avaient spécialement libéré les femmes du lavoir quelques décennies plus tôt, ce n’était qu’une preuve de plus que les féministes étaient des vendues, suppôts du capitalisme. Les engueulades s’étaient alors enchaînées, sur ce qui aliénait qui, avant et maintenant ; et sur l’idiotie de confiner les objets rescapés de l’Antémonde sur un terrain vague entouré de barbelés… Comme s’ils étaient maudits et allaient nous contaminer…

D’insultes en sarcasmes, le débat s’était effiloché de lui-même, laissant au final le pragmatisme reprendre le dessus : des collectifs hétéroclites se formaient pour remettre en marche tout un ensemble de machines et, bien sûr, des machines à laver le linge. Nous avions tenu réunions, permanences et activités diverses à proximité, nous nous étions passionnéEs pour les solutions d’insonorisation des boxes à machines et pour l’aménagement et la décoration. L’habitude s’était prise d’elle-même, de voir les laveries de rez-de-chaussée comme les meilleurs espaces de rendez-vous, ça n’avait plus rien de strictement féministe.

Par-dessus tout, je suis heureuse que le lave-linge reste le symbole de la vie moderne émancipée des corvées. Non pas que je veuille mettre de côté la critique de la technique, mais il est tellement horripilant de voir ce romantisme naturalisant sortir de terre, des mecs brandissant le cliché des femmes réunies dans la joie et la complicité du lavoir, leurs bruyants appels à nous « purifier » de l’industrie. Je frissonne de nouveau à ces idées nauséabondes, cette célébration de nos origines supposées, ce délire de l’harmonie Homme/Femme/Nature, comme un bon sens au service des inégalités.

Nous n’en avions pas démordu, résoluEs à laisser aux carcasses de tôle le plaisir de s’user les avant-bras et de se casser les reins. Après deux ou trois ans de prises de tête intenses, la contestation antimachines était tombée, subitement. La plupart de nos opposantEs s’étaient simplement fatiguéEs. Les indécrottables étaient partiEs vivre leurs fantasmes primitivistes en forêt.

– Et toi Julie, qu’est-ce qui te fait tripper dans la réparation ? relance Nesrine alors que nous plions en deux les draps avant de les étendre.

Touché-coulé : je déteste cette question… Mais pour une fois, je me sens d’humeur à raconter l’histoire :

– En 2015, nous avons créé à Villeurbanne un de ces collectifs « Lave ton linge 2.0 », dans le but d’entretenir et de réparer les vieilles machines, d’inventer des systèmes pour entraîner les tambours. Nous avons lancé les premiers générateurs électriques autonomes, les premiers systèmes d’entraînement ultra locaux, les…

Alors que je lui tends les coins du tissu, Nesrine m’agrippe le bras :

– C’est quoi ce bruit, là ?

Je n’ai pas le temps d’entendre le bruit. Le bruit me touche, ou plutôt, il m’écrase, en une milliseconde. VRAAAOUMMMMM ! Je ne sens plus le sol sous mes pieds. Un énorme souffle pousse nos corps vers le fond du grenier. Des tuiles se brisent sur mes épaules. Une poutre me râpe la hanche. Nous roulons sur nous-mêmes, aussi fragiles qu’une volée de feuilles mortes. Une nuée de tissus colorés s’éparpillent dans l’air saturé de poussière. J’étouffe. Nous nous recroquevillons l’une contre l’autre, cherchant l’air au travers du plancher. Puis, plus rien. Et lentement, les sons reviennent, déformés, j’entends vaguement des cris provenant de la rue. J’ai un goût de métal dans la bouche et de l’eau dans les oreilles. Je n’ose pas bouger, je tourne lentement la tête, regarde par en dessous, épaules courbées, pour affronter la chose. Le toit vient de se faire dézinguer par un foutu satellite ou un avion ou une météorite ou je ne sais pas quoi. Un énorme truc est à moitié enfiché dans le toit. Ça n’a pas l’air stable du tout et ce qui reste de la charpente non plus. Je me demande ce qui va lâcher en premier. Le toit ? Cette merde d’ovni ? Le plancher ? Les trois en même temps ?

– Nesrine ?

– Ouais ?

Je l’entends à peine, un sifflement continu me vrille le crâne.

– C’est quoi ce truc ?

– Comment tu veux que je le sache ! Tu arrives à bouger, toi, Julie ?

– Pas vraiment. Mais il faut qu’on se tire d’ici avant que le plancher ou le reste de toit ne s’effondrent.

Au même moment, Saint-Étienne, quartier Tarentaize – Jade

– Le parachute de Pascal s’est ouvert ! commente Nolan, un peu trop serein au goût de Jade. Il descend à pic… L’avion continue sa chute vers l’est… Je garde le vieux en visuel. Axel, tu arrives à suivre l’avion ?

– Oui oui, je l’ai, répond Axel, très concentré. Merde ! L’avion vient de s’écraser dans un immeuble de Beaubrun, pas très loin, en haut de la colline ! Les moteurs fument noir. Aïe, le train arrière bascule dans le vide ! Non, en fait ça semble tenir… mais ça tangue fort !

Quelle bande de crétins ! Jade, la troisième de la bande, serre les dents et les poings. Elle est plus que dég’. Avec ce crash, des mois d’efforts viennent en quelques secondes de se ratatiner.

Pour l’instant, le gros de la carlingue oscille toujours, fiché dans le toit de l’immeuble. Jade consigne dans un cahier tous les commentaires d’Axel et Nolan rivés à leurs jumelles. Elle imagine Pascal, accroché aux lignes de son parachute, se balançant à cinq ou huit mètres au-dessus du sol, sa voile accrochée à une gouttière ou à un poteau télénet. Pourvu qu’il soit encore en un seul morceau…

Leur tour de contrôle est constituée d’une table, trois chaises, une radio et deux longues-vues. Iels se sont installéEs sur un bâtiment culminant, en haut du quartier Tarentaize. Iels pensaient tout voir mais bien sûr, depuis leur hauteur, ce qui se passe au niveau du sol entre les immeubles reste caché. Jade prend sa radio et tente une prise de contact :

– Papa Alpha ici Juliette Alpha. À vous.

La radio grésille, Nolan et Axel rabaissent leurs jumelles et scrutent avec Jade la petite enceinte pour l’encourager à émettre. Ça dure un long moment. Manquerait plus qu’il ait perdu connaissance.

– Juliette Alpha ici Papa Alpha. Parlez !

Les trois sourient instantanément à la voix de Pascal transmise par le combiné nasillard.

– Indiquez position pour venir vous chercher, répond Jade. À vous.

– Négatif. Indiquez position avion.

– Haut du quartier Beaubrun. Pas de coordonnées exactes. À vous.

– Reçu. Suffisant pour trouver ! Terminé !

– Négatif, on vient te chercher, insiste Jade.

– Négatif. On se retrouve à l’avion.

Même avec les modulations grésillantes de la radio, les trois reconnaissent le ton buté de Pascal. Impossible de négocier avec le vieux.

– Affirmatif. On se retrouve à l’avion, répond Jade résignée. À vous.

– Roger. Terminé.

Jade pose le combiné. Sa main tremble un peu. Pascal est vivant. Il ne s’est pas écrasé contre une façade. Il a volé au-dessus de Saint-Étienne quelques minutes. Elle ne s’était pas attendue à ça pour leur premier vrai vol. Ça l’énerve, Pascal et Axel avaient l’air si sûrs de leur coup…

– Il doit être à proximité de la fac Jean-Moulin. Il est au sol, j’arrête le suivi visuel, annonce Axel.

Iels se regardent les bras ballants. Le vol a été tellement court. Jade sort de sa poche son bâton d’araq et se met à le mâchonner nerveusement. Les deux autres, par mimétisme, font de même.

– On a seize ans et on n’est même pas capables de faire voler un avion ! proteste Jade.

Iels rigolent fébrilement comme pour contenir leur défaite cuisante. Ces trois-là se connaissent depuis toujours et n’en sont pas à leur premier échec.

– J’aurais bien voulu voir son atterrissage en parachute… digère Nolan.

– Je ne comprends pas pourquoi il a perdu autant d’altitude, coupe Axel lui aussi dans sa bulle. Que s’est-il passé ? Les ailerons se sont peut-être bloqués, ou bien le manche ? À moins qu’il n’ait pas attendu cinq cents pieds pour prendre son cap…

– Ça, je ne pense pas, répond Jade. Mais peut-être que l’altimètre est défectueux.

– Tu devrais dire était défectueux. Il doit être en miettes maintenant, râle Nolan. On s’est fait chier deux ans à tout construire pour en arriver là ! Pour finir encastré dans un immeuble de merde avant même qu’on ait pu en profiter.

Axel crache un bout de fibre du bâton :

– Faut qu’on aille sur le terrain pour mesurer l’ampleur des dégâts.

Une heure plus tard, Saint-Étienne, quartier Beaubrun – Julie

Ça fait VAHOUM-VAHOUM dans mes oreilles. Je n’ai pas mal, nulle part. Je suis trempée jusqu’à l’os. Sur le moment, je ne me suis même pas rendu compte qu’on se faisait asperger. Je lève la tête, vers le haut de l’immeuble. Depuis la rue, on ne voit pas bien, quelques lambeaux de linge virevoltent encore dans le mélange de fumée et de geyser qui sort du toit… Le réseau déverse des centaines de litres d’eau par minute par-dessus l’immeuble ! Pourquoi l’eau n’est-elle toujours pas coupée ?…

Tout s’est enchaîné comme dans les vieux films. Des urgentistes nous ont aidées à sortir des décombres. Iels nous ont auscultées, posé des tonnes de questions débiles pour tester notre mémoire. Iels nous ont expliqué les symptômes à prendre au sérieux dans les heures à venir, avant de nous conseiller de passer chez l’ostéo aussi vite que possible. Iels nous ont installées sur des transats au milieu de la rue avec des carafes d’eau. Le mec de Nesrine, accompagné de leur bébé, est venu se rassurer que tout allait bien.

Je m’inspecte avec précaution, tentant d’évaluer l’état de mon corps dégoulinant sur le bord du trottoir. C’est plutôt gluant… l’antigel des panneaux. Iels n’ont pas seulement défoncé le réseau sanitaire, iels ont coupé une conduite du circuit solaire dans la foulée… À moins que les panneaux ne soient carrément défoncés… Ça va être un gros chantier plomberie !

Je me rends soudain compte qu’un troisième liquide décore le plastron de ma salopette. Un truc blanc et épais. Mais qu’est-ce que c’est ? Pouahh ! Ça pue vraiment ! Qui peut vouloir faire passer un truc aussi visqueux dans des tuyaux ? Mon cerveau embrumé cherche une autre explication. Peut-être un mélange d’huile et d’eau qui a fait mayonnaise ? Une émulsion de l’antigel ?

Le petit de Nesrine toussote. Je le regarde et réalise soudain que le liquide blanchâtre et écœurant qui macule ma poitrine est à lui : Jamel vient de régurgiter une partie du lait maternel… sous forme de fromage. Dégueulasse, je préfère encore l’antigel.

Le môme a l’air très en forme, pas gêné par son vomi ni par rien. J’essaie de paraître naturelle avec l’asticot qui se tortille dans mes bras, menaçant de me redécorer la face à tout instant. Je lance la conversation en m’essuyant du revers de la manche :

– Arf ! J’ai les tympans explosés ! C’est pénible, ce bourdonnement qui ne passe pas !

– Moi, c’est la douleur dans la nuque qui m’inquiète, dit Nesrine en se massant. Je ne me suis pourtant tapée nulle part…

– C’est l’adrénaline, tu n’as rien senti… mais un toit plus une soucoupe volante nous sont tombées dessus, je te rappelle.

Nesrine ne répond rien. Elle profite du fait que je tienne son bébé pour faire une série d’étirements. Elle soupire un grand coup et grimace encore :

– Je n’arrive plus à tourner la tête vers la droite… Mais je suis tellement contente d’être là, avec Jamel et toi.

Nous sommes sous le choc, je crois. Rien ne me semble vraiment réel. Une foule de voisinEs et d’habitantEs discutent par grappes autour de nous. Les gens se transmettent les nouvelles et parlent de nous discrètement en nous jetant des petits sourires. Iels débattent de ce qu’il convient de faire maintenant que les « rescapées » sont tirées d’affaire.

Un périmètre de sécurité a été mis en place autour du 34. En bas, la rue de la Sablière est pleine de monde.

Olivier, un gars du collectif du deuxième, est parti chercher des membres d’Auto-bat pour expertiser l’immeuble le plus vite possible, évaluer s’il va s’effondrer. Les pronostics vont bon train, dans une ambiance électrique mais conviviale : c’est la magie de l’exceptionnel !

L’engin, qui n’est autre qu’un petit avion, est toujours fiché dans le grenier, entre le toit et le cinquième. Comment l’en sortir ? Il faudrait trouver une grue pour l’arracher. Mais la monter ne sera pas si évident : le 34 est encastré dans l’enfilade des immeubles et la rue est sacrément en pente par-devant. Derrière, ce sont les jardins en terrasses, ce qui voudrait dire piétiner une grosse surface de potagers. La plupart s’offusquent de cette proposition. Et Nesrine aussi. Il y a une passion pour le maraîchage dans ce quartier, ça ne fait pas de doute ! C’est pourtant la solution la plus réaliste… D’autres voisinEs passent et proposent une méthode loufoque mais radicale : arracher l’avion sans grue, en le tirant à bout de cordes depuis la rue… au risque de défoncer d’autres étages ! Les habitantEs le voient forcément d’un autre œil. J’essaie de comprendre les enjeux des unEs et des autres. J’aime bien, encore toute flottante du choc, les voir gérer la crise.


Des voix plus fortes me sortent de ma torpeur. Un attroupement au loin entoure un petit groupe en combinaisons rouges. La foule chahute les quatre bipèdes tout en les poussant vers nos transats.

– Voilà les responsables ! nous lance un voisin en tenant le plus vieux des quatre par le colbac.

Là, j’hallucine. J’explose de rire. L’assistance se tourne vers moi, stupéfaite de ma réaction. Le fautif, c’est Pascal ! Me voilà, la survivante d’un crash au milieu d’inconnuEs… qui insultent et menacent physiquement mon ancien formateur de l’atelier Zinc… Il n’a pas changé d’un poil. Le teint rougeaud, la silhouette courtaude et râblée, les yeux gris brillants, les cheveux en brosse, hirsutes et touffus, peut-être juste un peu plus blancs.

Longtemps, Pascal avait été formateur en couverture-zinguerie au centre d’apprentissage pour adultes de Saint-Priest dans la banlieue lyonnaise. Pendant l’insurrection, nous avions mis en place un atelier de façonnage du zinc (où nous fabriquions principalement des gouttières, des tuyaux de poêle et des boîtes). Je sortais juste de ma formation plomberie et m’étais lancée dans l’atelier Zinc pour approfondir mes connaissances en couverture, dans l’idée de m’intéresser au solaire thermique… et aussi, je dois l’avouer, pour échapper quelques mois de plus aux boulots pénibles de maintenance sanitaire. À l’époque, Pascal passait son temps à râler tout en expliquant aux unEs et aux autres comment marteler et tordre le métal. Il ne rechignait jamais devant le travail mais les vapeurs de plomb et d’acide le rendaient malade. Bien sûr, il n’y avait plus de formateur, l’atelier était en autogestion mais c’est lui qui connaissait le mieux le métier. Et puis il était déjà enseignant en lycée technique avant, alors il avait conservé certaines habitudes. Chaque jour, plus de quarante personnes pliaient et courbaient les plaques, mais il était le seul à assurer une présence continue. À chacune de ses envolées sur l’étanchéité des toitures ou la pose de lucarnes, je l’encourageais à lâcher l’atelier pour retourner sur les toits ou, encore mieux, à sa première passion : l’aviation. Mais il se renfrognait. Personne n’est assez qualifié pour reprendre le travail du zinc ici. Ce n’est pas en bossant six heures par mois que tu vas acquérir le bon geste ! Et puis l’entretien d’un atelier, ça demande de la présence, du suivi… Il continuait à râler qu’il ne lâcherait pas comme ça.

Moi, en revanche, je m’étais défilée au bout de quelques semaines, pour tenter une formation de sourcière. Je lui avais souhaité des acolytes plus assiduEs… capables de supporter ses sautes d’humeur de vieux prof. Je ne m’étais jamais imaginé qu’il quitterait l’atelier… pour construire l’avion de ses rêves. Et tenter de me tuer, au passage !

– Salut Pascal, tu me reconnais ? Julie, ton ancienne apprentie de l’atelier Zinc !

– Nonnnn… j’y crois pas ! Julie ! Drôle de coïncidence !

Et il ajoute, un ton plus bas :

– Julie, si tu savais comme ton « bonjour » me touche, tu es bien la première à me parler correctement depuis mon atterrissage. Tout le monde m’aboie dessus ou me regarde avec des yeux exorbités, à croire que personne n’a jamais fait un vol, ni vu un film de la second war !

– Oui, enfin, l’immeuble va peut-être s’effondrer, Pascal. Et puis Nesrine et moi, on l’a vu d’assez près, ton avion… On a failli y passer !

Pascal fixe Nesrine avec intensité. Celle-ci s’éloigne sans un mot, dans l’espoir de calmer Jamel qui chouine. Je poursuis, sur le ton de la confidence :

– Alors Pascal, conseil d’amie, faut que tu changes de ton…

Le vieux formateur hausse les épaules et prend un air outré. Entre la colère des habitantEs du quartier et le mépris hautain de Pascal, ça s’annonce mal. Tout autour, l’attroupement grossit, pressant Pascal et ses acolytes dans l’attente d’explications et d’excuses. Le silence est pesant. Me raclant la gorge pour prendre une voix plus forte, je tente une amorce :

– Alors Pascal, tu es arrivé à sortir de ton atelier pour construire cet engin !

Complètement raté : je devrais l’inciter à s’excuser et, à la place, je le lance sur le récit de ses exploits :

– Oui, un sacré chantier, Julie ! Ce sont ces trois-là qui m’ont redonné le goût. Après la Disette, ils sont venus plusieurs fois à l’atelier me causer soudure. Ces mômes voulaient réaliser leur rêve : voler. Depuis le temps que j’attendais ça ! J’ai tout de suite suivi. Des sacrés motivés, et pas fainéants ! Là, c’est Nolan et Jade. Et celui-là, c’est Axel.

Le plus grand s’avance, style premier de la classe qui croit tout savoir.

– Nous vou-dri-ons ré-cu-pé-rer no-tre pro-to-type.

Axel parle fort et articule chaque syllabe. Il nous prend pour des crétinEs. Je me demande depuis quand iels ont déserté le monde des humainEs ces quatre-là !

Axel continue, toujours sûr de lui :

– Cela fait deux ans que nous le construisons et nous ne voudrions pas l’endommager plus qu’il ne l’est. Nous devons absolument accéder à l’avion pour inspecter les dégâts sans que l’on se jette sur nous de manière hystérique.

Face à son culot et sa remarque sexiste, un brouhaha d’insultes monte de l’assistance. Des avions en papier percutent le front et le dos d’Axel. Des rires. CertainEs ne sont pas dénuéEs d’humour.

– S’il se prend une paire de claques, il ne l’aura pas volé, soufflé-je tout haut.

Nesrine s’est rapprochée, son petit paquet enfin endormi contre son sein, elle acquiesce et me glisse :

– Mais pour qui iels se prennent, ces blancs-becs ?

Tout le monde les regarde, atterréEs. Iels sont quatre, habilléEs de combinaisons neuves et de casques rouge pétant. Iels détonnent complètement. On dirait des Martiens tellement iels se sont trompéEs d’époque. On les imaginerait ingénieurEs pour la Nasa ou membres de l’équipe olympique de bobsleigh. Pour les casques, il aurait mieux valu qu’ils soient sur nos têtes, à Nesrine et à moi… Outch, tout ce matériel neuf, cela veut-il dire qu’iels planquent depuis dix ans des objets de l’Antémonde sans avoir participé à la collectivisation ?…

– Julie, tu as vu ce qu’iels mâchent, les gosses ?

– Du réglisse, comme tous les jeunes.

– Mais non ! C’est de l’araq : regarde la couleur des bâtons !

– Tu déconnes Nesrine ! C’est hyper rare ce truc. C’est produit au Moyen-Orient, non ?

– Quelque chose comme ça… Mais d’où iels sortent, ces mômes ?

À quelques mètres de nous, le père de Jamel interpelle le jeune Axel :

– Ma femme et mon fils ont failli crever à cause de ta fusée !

Nesrine fait une petite grimace. Il enchaîne :

– Je ne sais pas où dormir ce soir et on n’a récupéré aucune affaire pendant l’évacuation. Alors, je me contrefous que tu inspectes ton hélico !

– Ce n’est ni une fusée, ni un hélico, c’est un a-vi-on. Un avion de tourisme. Et on ne va pas s’excuser d’exister, en plus, s’indigne Nolan les yeux au ciel.

Les deux ados, pleins d’aplomb, exposent leur raisonnement à l’assemblée :

– Chaque développement technique comporte un risque, commence Nolan.

– Là, vous êtes énervés car c’est arrivé dans votre immeuble, continue Axel. Mais si ça s’était passé au milieu d’un champ, vous pourriez en rire. Essayez de vous tourner un peu plus vers l’avenir et vous oublierez ces dégâts matériels.

– Essayez d’imaginer que grâce à nos compétences techniques d’ingénieurs et à nos essais, des avions transporteront bientôt de la marchandise entre deux régions autonomes !

– Essayez… et vous serez sans doute un peu moins individualistes, conclut Axel.

C’en est trop pour un des habitantEs qui lui balance une claque. Heureusement pour Alex, le mari de Nesrine lui attrape le bras avant que la main n’atteigne sa cible :

– On ne frappe plus les mômes par ici.

– On n’est plus des mômes, répond Nolan, défiant la prochaine taloche.

Une autre habitante a la bonne idée de s’interposer pour que ça ne tourne pas au lynchage.

– C’est toi qui leur as fourré cette merde dans le ciboulot ? invectivé-je Pascal, maintenant furieuse à mon tour.

– Ils sont assez grands pour réfléchir tous seuls, me répond-il sèchement.

Et il s’adresse à l’assemblée d’une voix forte :

– Bon, je comprends que vous soyez embêtés. Nous ne pensions pas non plus emboutir votre immeuble. Désolé de la gêne occasionnée.

Je n’arrive pas à y croire, il a dit « gêne »… Son intervention part d’un bon sentiment, mais c’est tellement à côté de la plaque ! Comme s’il n’en avait rien à cirer, ni de nous, ni de l’immeuble.

– Comprenez, continue Pascal, c’est un aussi grand malheur pour nous que pour vous. Il nous faut absolument accéder à l’engin pour comprendre les causes du crash afin que ça ne se repro…

– Ah oui, récupérer la boîte noire, entend-on dans la foule.

Rires grinçants.

Pascal continue imperturbable :

– Il ne faut absolument pas abîmer l’avion en le retirant du toit, c’est tout ce que nous demandons.

Jusqu’à présent, il n’était venu à l’esprit de personne de faire attention à la carcasse lors de son extraction.

– Et il fallait aussi faire absolument attention à ne pas emboutir notre toiture, grince un habitant. Mais, c’est trop tard. Oh, j’ai cru voir un grozavion. On pourrait faire une pancarte sur le toit : ceci n’est pas une piste d’atterrissage, merci.

Tout le monde se marre. Une autre habitante, plus sérieuse :

– Vous auriez dû faire votre crash-test en pleine campagne…

– Bonne remarque, accorde Pascal. Nous aurions beaucoup aimé. Sauf qu’avec les rationnements d’essence, il nous était impossible de faire les kilomètres en camion.

– Alors vous avez préféré prendre le risque de le faire voler au-dessus d’une ville ! Vous êtes complètement azimutéEs. Vous avez mis des dizaines de vies en danger pour votre petite passion !

– Mais tout aurait dû marcher correctement, lance timidement Jade. Nous ne voulions pas de ce crash, nous ne l’avions pas prémédité, nous voulions voler, pas mettre des personnes en danger…

– C’est ce qui s’est passé pourtant. Vous trois, vous êtes jeunes, vous n’avez rien dans la tête. Mais vous monsieur, comment avez-vous pu les entraîner là-dedans ?

– Arrêtez de les infantiliser tout le temps, c’est agaçant à la fin ! proteste Pascal en secouant tristement la tête.

– Facile à dire ! Toute cette histoire d’avion, c’est de l’enfantillage, immature, minable, criminel…

Et les cris reprennent de plus belle, les insultes fusent contre les quatre fautivEs, des bras les attrapent, les secouent, iels se tortillent pour échapper aux attaques, une avalanche de gifles fend l’air et les manque de peu. J’ai moi-même des picotements dans les mains. Iels se recroquevillent à terre, se protégeant de leurs bras.

À ce moment-là, une femme essoufflée tente de se faire entendre. Plusieurs personnes lèvent les bras et poussent des cris, comme pour calmer la foule. Elle est architecte dans le groupe Auto-bat et malgré l’essoufflement et la gravité de son regard, elle sourit en faisant des gestes d’apaisement :

– Écoutez ! On dirait que ça ne se termine pas trop mal ! Personne n’est mort, les fondations de l’immeuble ne sont pas touchées. On est à peu près sûrEs maintenant qu’il n’y aura pas de dégâts supplémentaires.

– L’immeuble ne va pas s’écrouler ? C’est sûr ?

– Oui, on vient de finir les relevés.

– Et l’avion ? Il ne va pas nous dégringoler dessus ?

– Une équipe est en train de l’arrimer depuis l’intérieur. Le temps qu’on imagine comment le redescendre. Je pense que ça va bien se passer.

Soupir de soulagement collectif dans la foule, mais la colère est toujours là. Une autre habitante se penche vers Pascal et les jeunes encore étaléEs au sol :

– Ce n’est pas pour rien qu’il y a un rationnement d’essence ! Si tout le monde faisait joujou dans son coin sans en avoir rien à foutre des autres… Faire voler des avions ! Vous vous croyez encore dans l’Antémonde ? De nos jours, on compose avec ce qu’on a, on ne fait pas des plans sur la comète !

Nesrine surenchérit :

– Il va jusqu’où votre délire ? Quand vous aurez un avion qui tiendra la route, vous voudrez en fabriquer dix, puis cent ! Vous les produirez à la chaîne ? Vous remettrez en route les raffineries, l’aluminium et les centrales nucléaires ? Vous délirez avec vos idées géniales sans penser aux conséquences. Occupez-vous plutôt des déchets que l’Antémonde nous a laissés sur les bras !

Les trois jeunes fulminent plus rouge que leur combinaison. Axel, celui dont le visage est de loin le plus congestionné, réplique :

– L’Antémonde par-ci, l’Antémonde par-là. Vous n’avez que ce mot à la bouche ! Nous ne l’avons presque pas connu, votre Antémonde. Par contre le froid, le manque de nourriture, le chaos et la guerre, ça, on a bien enduré ! Nous voulons contribuer à améliorer le monde dans lequel nous vivons comme chaque personne ici. Multiplier les liens avec les autres régions c’est un vrai besoin. Et nous avons cette possibilité géniale qu’est le transport aérien. Nous voulons avancer et non régresser !

Nesrine persiste :

– Mais avancer toujours plus, c’est à la base du capitalisme. On n’a pas fait un trait sur tout ça pour y revenir six mois plus tard !

– Mais c’est quoi, le capitalisme ?! À chaque fois qu’un truc ne vous plaît pas, vous dites que c’est capitaliste. C’est complètement nul comme argument, ça me saoule à la fin ! crie Jade avant de traverser la rue à grandes enjambées et de s’asseoir boudeuse sur le bord du trottoir d’en face.

Comme à chaque fois que ce genre de débat se lance, j’ai l’impression qu’on se met à planer collectivement. La foule me semble soudain perchée à vingt mètres du sol, funambules arriméEs à un nuage tourbillonnant. Depuis dix ans, nous cherchons à fabriquer un monde accessible, un monde à notre échelle. Nous tentons une reconnexion avec les moyens de notre survie. Retrouver une prise directe avec ce qui nous fait vivre. Mesurer la dureté des choses pour choisir quoi conserver et quoi abandonner. Connaître les gens avec lesquellEs négocier les moyens de nous en sortir. Ce genre de baratin. Nous sommes revenuEs à des unités de production de taille réduite. Nous favorisons les tâches tournantes dès qu’il s’agit de travaux pénibles. Mais malgré notre goût du moindre effort, ou peut-être à cause de lui, nous sommes incapables de construire et d’entretenir l’ensemble des automates. Je le vois bien avec la réparation des machines à laver. Nous voulions supprimer le travail, mais nous avons d’autant plus besoin de forces humaines. Vivre et produire en autogestion est exigeant et nos rêves de grasses matinées passent à l’as… Pourtant je ne veux pas tout remettre en cause : quel soulagement de ne plus se rendre au boulot pour construire des voitures pour gagner de l’argent pour acheter une voiture pour se rendre à l’usine pour construire des voitures ! Quelle économie de temps, d’énergie et de souffrance d’abandonner l’élevage industriel et de manger ce qui pousse quarante kilomètres à la ronde !

Pascal tente encore de convaincre, sur un ton maintenant plus posé :

– Ne pas régresser, penser l’amélioration, c’est une posture vitale. Il est primordial d’imaginer de nouvelles techniques pour améliorer nos vies. Si nous cessons d’explorer l’inattendu, nous sommes morts. Peu importent les sociétés, c’est une posture absolument nécessaire. Sinon…

Un grand gars grisonnant s’avance, menaçant. Je visualise la réplique cinglante L’innovation, c’est capitaliste, suivie de l’uppercut dans la mâchoire de Pascal. Mais non, retour à la réalité, le type est beaucoup plus pragmatique que ça :

– Il m’est absolument nécessaire de dormir ce soir et je n’ai plus de toit sur la tête. Alors, tes états d’âme sur l’ingénierie, je m’en cogne. Ce dont nous avons besoin maintenant, c’est de techniques d’extraction, d’une grue, de savoir-faire pour remonter cette charpente et des matériaux nécessaires. Et vous quatre, au lieu de vos grands discours, vous avez intérêt à vous y coller avec nous.

Acclamation générale. Le type a la soixantaine, un fort accent stéphanois. Sa voix a le ton de l’ancien syndicaliste :

– Oui, vous avez détruit notre immeuble, la moindre des choses est de nous aider à le réparer. Si vous aimez autant développer des techniques, refaites-nous le toit et trouvez des solutions pour l’extraction de cette bête. Mais arrêtez de vous la jouer solo et de parler seulement de votre avion !

Deuxième acclamation générale. Nos transats vibrent sous les piétinements. D’être si près du sol tout en étant au milieu de la foule est une sensation assez rare… et regarder les gens par en dessous change la perspective… Ça améliore presque leur profil ! Nesrine se penche vers moi, la paume tendue pour qu’on se fasse un check… mais je suis trop engoncée dans la chaise longue pour lever le coude jusqu’à elle. Pas décontenancée, elle referme le poing, pouce levé, et me glisse d’un ton satisfait :

– Lorsqu’on a besoin d’aide, on demande aux gens autour de soi !

Pascal et ses trois ados se sont fait coincer. Maintenant, impossible de se débiner, iels sont bonnEs pour le chantier retape d’immeuble… Nesrine jubile carrément :

– C’est ça qui est beau dans ce monde. Même de la catastrophe la plus minable, on peut tirer un bel élan de solidarité !

Et la voilà lancée dans un laïus enjoué sur la « solidarité par proximité ». Compter sur les forces locales, c’est ce qui se passe en général. Et quand personne ne peut répondre, on élargit la demande. Les lettres en papier ou électroniques viennent dans un troisième temps, pour solliciter d’autres villes ou d’autres régions autonomes. Je lui fais quand même remarquer que ça ne marche pas à tous les coups. Mais elle me rappelle les kilomètres parcourus depuis l’Antémonde :

– Julie, souviens-toi, à l’époque, ce mélange de charité et de rentabilité ! On était coincéEs dans des rapports carrément moisis. À chaque fois que je demandais de l’aide, j’avais l’impression de mendier. Je me sentais redevable de tout, tout le temps… Et si on n’avait pas dépassé ça, tu ne serais pas là pour nos machines à laver.

– Tu as raison Nesrine mais…

Mais au fond de moi, je sais que ce n’est pas si simple. Même sans salariat ni troc, ni rien, le travail reste une valeur compliquée. Même si on n’en parle jamais, tout le monde vérifie que celui d’à côté fait sa part… Comment accepter que certainEs aient souvent besoin de soins et d’autres pas, que certainEs soient productivEs et d’autres moins ? Nesrine m’accuserait d’assombrir le tableau. Je voudrais me laisser contaminer par son enthousiasme : oui c’est vrai, avec les années, la culpabilité s’estompe progressivement… à moins qu’elle ne soit juste noyée sous le tas de demandes. Quoi qu’il en soit les pratiques d’entraide et de générosité se multiplient d’année en année. Et oui, ce monde me donne de plus en plus d’espoir… En même temps, ce qui se joue entre les habitantEs et cette bande d’aviatricEs, on ne peut pas vraiment appeler ça de la solidarité par proximité. Ça ressemble plutôt à un bon coup de pression suite à une grosse foirade. CertainEs des habitantEs appelleraient ça un petit cas de justice populaire… qui heureusement ne finit pas en tabassage. Encore que je me demande ce qui se passerait s’iels refusaient de s’investir sur la réparation du toit…

– Julie, tu planes dans la stratosphère ou la troposphère ?

C’est Pascal qui vient de me tirer de mes rêveries. Nesrine est repartie vers le haut de la rue avec Jamel qui râlote. Les autres ont franchi le périmètre de sécurité pour écouter l’équipe d’arrimage expliquer ce qui reste à faire.

Laissant Jade, Nolan et Axel prendre leurs marques dans le projet de reconstruction, Pascal a préféré rester en arrière, à mes côtés. Je reconnais là son talent de pédagogue, sa manière d’être exigeant tout en nous laissant de la place pour faire notre propre expérience. Ça me fait quand même bien plaisir de le revoir, malgré ses côtés bornés et prétentieux… et c’est un papy maintenant.

– Quoi de neuf, Julie ? Tu habites ici ?

– Non, je suis toujours à Villeurbanne avec les potes. Je suis juste venue filer un coup de main.

– Ça tombe bien, y’en a besoin !

Nous rigolons en regardant l’avion dans le toit ou le toit dans l’avion.

– Je venais tout juste d’arriver hier soir. Je suis réparatrice de machines à laver, maintenant.

– Ah ouais, pas mal… mais si je me rappelle bien tu n’aimais pas trop ça, la tuyauterie ?

Bonne mémoire le Pascal ! Finalement, il s’était peut-être plus attaché à moi que je ne l’imaginais.

– Sûr, j’ai un rapport de haine-passion aux clés à molette… mais c’est important de filer des coups de main. Et puis j’aime bien venir dans de nouveaux endroits, rencontrer de nouvelles personnes, être utile. C’est assez gratifiant et, en même temps, ça me fait des petits moments à moi, qui me reposent de mon collectif.

– En tout cas, je suis bien content de te savoir restée dans un domaine technique !

Il poursuit, mi-blagueur, mi-amer :

– Toi, au moins, comme tu contribues à laver les chaussettes sales, personne ne te jette des pierres. On te voit comme une sauveuse. Pourtant avec notre avion, c’est pareil, on…

– Arrête de te plaindre, Pascal. Vous avez été vraiment nullEs en arrivant.

– On dirait que c’est toi qui t’es pris des baffes ! Faut être sacrément antitech pour avoir envie de taper un gamin de seize ans.

– Franchement Pascal, tu forces le trait, tout le monde n’est pas antitech. Ce que je vois ces dernières années, c’est l’inverse. Un nombre impressionnant de gens ont développé toutes sortes de techniques astucieuses pour améliorer leur quotidien. Ce ne sont plus des entreprises qui inventent et fabriquent, ce sont les gens iels-mêmes.

– Ce que je vois, ce sont des personnes qui ont peur de la nouveauté, comme ces Gaulois qui craignaient que le ciel ne leur tombe sur la tête.

– Merde Pascal, les gens n’avaient pas peur, iels étaient en colère ! Et il y a de quoi, non ? Tu nous as effectivement fait tomber le ciel sur la tête.

Pascal se renfrogne, une grande fatigue se lit sur ses traits. Son silence de pauvre victime m’agace. Je reprends :

– Et tu parles de nouveauté… C’est juste un avion, ta nouveauté, un objet de l’Antémonde qui consomme de l’énergie et des matériaux à gogo à la construction, des dizaines de litres de carburant pour le faire fonctionner. On fait mieux, comme nouveauté. Tu devrais passer dans un FabLab un de ces jours, tu verrais sur quoi travaillent les ingénieurEs.

– Écoute Julie. J’ai saturé de l’atelier, des assemblées, du quartier. M’investir autant pour si peu de reconnaissance, ça m’a filé le bourdon. Et puis, je ne sais pas, j’ai peut-être aussi vécu dans un collectif trop sclérosé… Je me suis fatigué de l’entraide généralisée. Alors quand ces trois-là m’ont fait de l’œil avec ce désir d’avion, c’était comme m’offrir mon propre rêve, sur un plateau. J’ai accepté de me barrer avec eux.

Pascal me raconte qu’iels s’étaient installéEs deux ans plus tôt, dans une ancienne usine de Tarentaize. Iels ne s’étaient pas fait remarquer, ultra discrètEs, personne pour les solliciter. Iels n’avaient plus contribué à aucun travail d’intérêt général et iels avaient fabriqué leur avion.

– Une forme d’autarcie, Julie… C’est ce qui m’a aidé à retrouver du sens. On fabrique ce dont on a besoin, on ne fait chier personne et personne ne nous fait chier. Finie la dépendance mutuelle. Si plus de monde aimait bricoler, tu n’aurais pas eu besoin de te spécialiser dans la plomberie. Tu ferais les réparations dans ta maison, pour ton collectif et ce serait bien. Mais comme tu aides, les gens deviennent débiles et ne cherchent même plus la panne…

– Tu caricatures, Pascal. Et puis c’est une histoire de temps. Quand tu es prisE dans plusieurs ateliers, et d’autres groupes encore, tu ne peux pas tout faire. La spécialisation a du bon aussi.

– Ouais mais si tu passes plus de temps chez toi à faire toi-même, tu sollicites moins. Et le collectif prend une place plus raisonnable. Pourquoi toujours déléguer les tâches ingrates ?

Voilà. Pascal a touché le point sensible, celui autour duquel je tourne depuis des mois. Qui veut s’occuper des chaussettes sales ? Personne. Normal. Alors, il y a des machines. Et qui répare les machines ? C’est bibi. Et qui achemine l’eau et l’électricité, construit un immeuble autour d’un local autour de ces machines ? Et qui fait le ménage dedans ?

– Tout ne roule pas Pascal, je te l’accorde. Mais tout de même, l’organisation collective, c’est un truc sacrément beau. Nous vivons dans un monde sans monnaie, sans État, sans administration centralisée. On articule les besoins et les envies, on fait ça de manière collective et le plus souvent, ça colle. Non ?

– Ah, quelle belle enfant du Parti tu fais ! Tu devrais devenir enseignante, tes convictions séduiraient !

– Pascal, tu n’es vraiment pas classe.

– Tu sais ce qui est « classe » ? C’est l’autonomie totale. Tu fais comme tu veux Julie, mais s’il y a une chose que j’apprécie dans ce nouveau monde, c’est que personne ne me force à concilier mes envies avec celles des autres, ni à discuter des heures pour trouver des solutions. C’est fini pour moi, je vis dans mon petit coin et basta !

– Et lorsque tu seras vieux et fatigué qui va s’occuper de toi ? Tu seras bien content d’avoir de l’aide ?

– Non mais tu rêves ou quoi ? Je ne vais pas aller finir mes jours dans les nouvelles maisons pour éclopés du Parti. J’ai ces trois-là qui me soutiendront, dit-il en regardant sortir ses acolytes de l’immeuble… Et s’ils ne veulent plus changer mes couches, bah je me prendrai un bon cacheton de cyanure ou un coup de rasoir dans la baignoire et ce sera réglé. C’est ça l’autonomie, ma grande.

Il vient de me passer l’envie de discuter. Je me rallonge dans le transat tandis que Pascal va rejoindre sa bande de cosmonautes.

Quinze jours plus tard, début de soirée, Villeurbanne – Julie

Mon sac rebondit mollement sur le lit. Pas mécontente de retrouver ma chambre après ces semaines de vadrouille. Je me déchausse lentement, enfile mes chaussons en laine, éreintée par cette aventure mais aussi impatiente de voir les amiEs et d’échanger les nouvelles.

– Julie, c’est toi ?

Carla est dans le salon. Nous nous enfonçons ensemble dans le canapé défoncé et je lui raconte l’histoire rocambolesque de mes retrouvailles avec Pascal. Son sourire semble dire qu’elle ne me croit pas complètement. Stef nous rejoint. Je lui refais l’épisode de l’avion dans le toit version courte, pendant que Carla relance de l’eau chaude pour rallonger la verveine.

– Et alors, Pascal est resté pour réparer les dégâts ?

– Oui, il ne pouvait pas se débiner. Mais l’ambiance du chantier était plutôt naze. Et l’humour de Pascal n’a pas aidé…

J’avais voulu filer la main pour la rénovation du toit et des panneaux solaires. Il n’y avait quasi que des gars pour s’agiter sur les hauteurs : une ambiance de défis, une manière de bourriner sans se mettre au clair avant.

– Bref, ça ne me disait rien, expliqué-je à mes cohabitantEs. Le jour suivant, j’ai adopté le bel individualisme de Pascal : je me suis tranquillement remise à la réparation des machines au local du rez-de-chaussée. La radio à plein tube, j’ai travaillé dans ma bulle.

– Tu étais sûrement KO du crash, tu aurais dû prendre quelques jours de convalescence… fait remarquer Stef réchauffant ses doigts sur sa tasse fumante.

– Non, j’étais un peu lente, comme sonnée, mais j’avais besoin de m’occuper. J’ai évité les mouvements brusques pour laisser mon corps se remettre de l’accident… Mais écoutez plutôt la suite, parce que l’histoire n’est pas tout à fait finie !

Stef fait de grands yeux. Carla s’esclaffe :

– On peut difficilement faire plus sensationnel qu’un avion sur la tronche… Que s’est-il passé ?

– Nesrine et ses copines m’ont rejointe dans l’après-midi. Cuisiner pour les bricoleurs des cimes, elles en avaient ras le bol. Elles étaient venues faire une pause à la laverie, oubliant carrément que j’étais encore là.

– Zut, finie la décompression en solitaire…

– Non non, c’est tombé pile poil : je leur ai proposé une petite formation sur le tas, pour les initier aux pannes récurrentes. Elles ont accroché direct. La bande était super blagueuse, vraiment une bonne ambiance… même si elles avaient tendance à se dévaloriser à tout bout de champ.

– Classique, commente Carla.

– On a ouvert les trousses à outils de leurs mecs comme si c’était la transgression du siècle ! Manier les instruments, se familiariser avec le moteur de la lessiveuse, c’était super excitant, une vraie démystification ! Nous avons entièrement désossé une machine encore en panne, puis nous l’avons remontée ensemble, pièce par pièce, en solutionnant la panne au passage, une simple courroie à remplacer.

Carla lance dans un clin d’œil :

– Tu as initié une dynamique féministe dans cet immeuble… Bien joué Julie !

– Tu ne crois pas si bien dire : tout à nos machines, on a complètement zappé la préparation du repas du soir ! Les valeureux charpentiers et maçons avaient une dalle pas possible et aucune des gentilles femmes de l’immeuble ne leur avait concocté leurs petits plats habituels. Ils ont fait le siège du local du rez-de-chaussée, énervés par la faim… Ce sont les enfants, accrochés à leurs jambes, qui ont eu le dernier mot : repli des mecs en cuisine !

– Ce sont eux qui ont nourri les gosses ?

– Oui ! Tu aurais vu les plaintes insistantes des minus. Les pères n’ont pas eu le choix. Nous, on avait encore de la réserve. On les a nargués avec nos sandwichs, en scandant « Dalle générale ! », c’était l’euphorie.

– Et ça n’a pas tourné au vinaigre ? s’inquiète Stef.

– Certaines craignaient des répercussions pénibles dans les chambres à coucher mais sur le moment, le lâchage nous a fait tellement de bien. Électrique mais génialement drôle !

Carla acquiesce :

– Des fois, faut marquer les esprits.

– Les chansons sur l’autonomie se sont enchaînées, l’une après l’autre, survoltées et chaleureuses. Une des meufs m’a fait la confidence qu’elle se croyait revenue au début des occupations de 2012, le quotidien chamboulé, les mecs réalisant que l’ordre des choses était en train de changer.

– Une belle soirée…

– Pas seulement la soirée ! Le lendemain matin, dans le local, l’effervescence s’est encore intensifiée. Nous étions trop nombreuses pour toutes bosser sur les machines, alors nous avons formé des binômes pour aménager l’espace. De nouvelles étagères, la peinture des murs et du plafond. On ne nous arrêtait plus ! On a décidé que la laverie ferait bar de quartier et que les meufs en seraient les tenancières. Les jours suivants, les jeux de mots ont fusé pour nommer ce bar-laverie de quartier : « le Tambour pub », « la brasserie des Fringues », « le bar à Savons »… On a fabriqué un super beau comptoir, rassemblé des meubles et de la vaisselle. Une pote de Nesrine a trouvé un plan récup, un type qui avait conservé toute une collection très stylée de verres à vin et à bière d’une ancienne brasserie, en prévision d’une cantine qui n’avait jamais vu le jour. Et une équipe a découpé une enseigne magnifique !

– Ça vous a pris des jours ?

– Le temps est passé super vite…

– Et qui a fait la cuisine ?

– C’est ça le plus beau : un planning des tâches quotidiennes s’est finalement mis en place, pour coordonner notre chantier en bas et celui du toit… ainsi qu’une cuisine collective. Et ça a tourné à peu près équitablement pour concocter les repas. Bon, ce n’était pas toujours bon, mais nous avons mangé, toutEs réuniEs sur le trottoir, devant le bar en travaux.

– Et Pascal ?

– En milieu de semaine, je l’ai empêché de partir.

– Il a voulu se débiner ?

– Faut dire que l’avion s’est cassé en deux quand il a été extrait de l’immeuble avec la grue.

– Oh !

Carla et Stef ont l’air un peu déçu…

– Quoi, vous espériez que l’avion allait redécoller ? On n’est pas dans une happy end hollywoodienne antémondiste, là.

– Je comprends que Pascal ait perdu en motivation… soupire Stef.

– On a parlé du besoin de réparation, au sens propre et figuré qu’attendaient les habitantEs suite au crash… Et il a accepté de rester.

– Et les trois jeunes ?

– Iels sont restéEs aussi. Mais dégoûtéEs, c’est sûr… Nous, à côté, dans « notre laverie féministe », on tenait un rythme du tonnerre. On a préparé le chantier panier-poulie, en prévision du moment où le grenier redeviendrait accessible, afin de hisser le linge jusqu’aux séchoirs. Et pour finir en beauté, on a dessiné les plans pour les boxes d’insonorisation des machines.

– En comparaison de l’enjeu vital à reconstruire la toiture, votre chantier laverie devait quand même paraître décalé…

– C’était à la fois incongru et génial.

Carla soupire avec envie :

– On pourrait remettre ça ici aussi, ça fait un bail qu’on s’est pas fait de réunion entre femmes… Le sexisme n’a pourtant pas complètement disparu.

Stef feint l’invisibilité en fixant silencieusement ses pieds.

– Vous voulez voir la façade ?

Je sors la feuille que m’a donnée le mec de Nesrine. Il dessine super bien.

– « Lave ton linge 2.1 » ?! C’est pas un peu vieux jeu ce nom-là ? objecte Stef.

– Bah non… C’est en référence à 2012 ! Aux premières laveries collectives !

– Oui bah, ça fait un bail…

Je suis un peu déçue que Stef le prenne comme ça. Carla, elle, me défend :

– Ça ne fait pas de mal les piqûres de rappel !

Elle envoie une pichenette amicale à Stef et poursuit :

– Julie… Je dois te parler d’autre chose…

Elle fait une pause. Carla fait sa tête des moments où elle prend son élan pour dire un truc difficile :

– Un des lave-linges est tombé en rade en bas. Tu crois que tu pourras regarder ? Vu que c’était juste après que tu sois partie… ça commence à s’entasser. C’est celle avec le scotch bleu.

Je me pince les lèvres pour ne pas pester. Je la regarde sans un mot, puis me lève direction la cuisine. Travailler sur le sexisme, carrément Carla, mais sans oublier la répartition des tâches… Un par un, je sors des légumes du placard, avec l’envie d’en faire de la purée.