RessorceléEs
Mai 2021, Nantes – Jérôme
– Une teuf, merde ! C’est ça qu’il nous faut ! s’exclame Eraza.
Une seconde plus tôt, il tirait une tronche sceptique, l’air pas du tout concentré sur la musique que je venais de lui mettre dans les oreilles. Maintenant, il me rend mon casque, hilare. Il bat des mains d’excitation, son visage illuminé d’un sourire géant.
Je recale l’arceau de plastique usé autour de mon cou. À quelques centimètres de mes oreilles, le boum boum des écouteurs est faible mais lancinant. J’aime ce bruit de fond. Discret et rassurant.
– Zaz’… Comme si on ne faisait déjà pas assez de fêtes…
– Non mais je ne te parle pas de jouer des percus et de danser autour d’un feu. J’imagine une teuf à l’ancienne là, tu vois ? Un mur de son de dix kilowatts, des blinders dans la face, de la hardtek que tu ressens jusqu’au fond de tes tripes et des ecstas pour tenir toute la nuit !
– Ouais bah, question drogue, faudrait plutôt miser sur les champis, hein.
À l’entendre ressasser ces vieux souvenirs, c’est vrai que ça fait envie… C’était quand la dernière fois, déjà ? Du temps du nucléaire, bien sûr. Depuis… Je me demande si on va pouvoir tenir encore longtemps le régime des restrictions. L’accès au pétrole et aux biocarbs est chaque jour plus limité et le moralisme énergétique met tout le monde à cran. Je me prends régulièrement des remarques parce que j’écoute ma musique avec un lecteur MP3… alors que je lui ai bricolé une manivelle pour le recharger ! Les gens ne sont même pas capables de faire la différence entre une dynamo autonome et une centrale à charbon. Alors promouvoir le pétro-divertissement à coups de teufs techno, ça relève de l’hérésie. Un coup à se faire porter volontaire pour les équipes de confinement des vieilles centrales…
– Non, mais franchement, on s’en fout des prods. Déjà, à l’époque, ce n’était pas le plus important. Je suis sérieux, hein, on passe nos journées à courir et bricoler pour la survie. Ça nous ferait du bien ! J’en ai marre moi, de parler seulement motoculteurs, turbines à eau, constructions terre-paille, valorisation du fumier urbain… On met nos mains dans la merde à longueur de journée. Ok, on n’a pas le choix, mais personne ne m’obligera à penser que c’est épanouissant.
La mauvaise foi d’Eraza m’agace :
– N’exagère pas, tu adores bricoler. Ce n’est quand même pas le bagne.
– Ouais… mais non. On a besoin d’autre chose ! Allez, je suis sûr que tu me captes, Vinyl…
Je marque une pause.
– Zaz’, t’es vraiment trop fourbe ! Dégainer mon ancien blaze, comme ça.
Vinyl… Les souvenirs des free parties remontent en bloc. À l’époque, j’avais rarement été celui à poser le son mais j’avais conduit le camion sur pas mal de bornes. On m’avait affublé de ce surnom parce que je manipulais le volant comme la platine d’un tourne-disque… ou l’inverse. On n’a jamais vraiment tranché. Mais c’était une autre vie. Il y a quelques années, j’avais fini par en avoir assez qu’on m’appelle du nom d’un de ces plastiques qui contaminaient les sols. Ça sonnait trop comme une insulte. J’avais demandé aux potes d’utiliser mon ancien prénom. Si bien qu’à part mes anciennEs camarades de teufs, tout le monde avait fini par oublier mon surnom.
Eraza soupire lourdement. Je l’entends penser d’ici : je lâche l’affaire, tu n’as aucune imagination alors tu piétines mes rêves, Vinyl, espèce de crevure… Il me lance son fameux regard blasé, juste de quoi me faire culpabiliser… Et ça me vient d’un coup :
– Zaz’, tu te rappelles, ces hollandaisEs ?
– QuellEs hollandaisEs ? bougonne-t-il en haussant le sourcil.
– Je ne sais plus lesquellEs, une bande de frappéEs qui appliquaient les méthodes du greenwashing au monde de la fête. Pour les boîtes de nuit qui voulaient se donner une image écolo, iels vendaient une piste de danse qui captait les vibrations des danseusEs pour les transformer en électri…
Je n’aurais pas dû prononcer ces mots. Pas besoin d’aller au bout de ma phrase, Eraza a déjà le visage de l’idée fixe.
La même tronche freezée qu’il y a deux ans, le jour où Eraza s’était mis en tête de connecter personnellement toutEs les habitantEs de son bloc à un nouvel intranet et de mutualiser des outils d’organisation à l’échelle du quartier via un serveur qu’il venait de remonter. Il voulait faire gagner du temps, diminuer les déplacements inutiles et que les gens arrêtent de découvrir trop tard qu’iels étaient en train de construire la même chose à deux endroits simultanément. L’Assemblée du quartier s’était clairement prononcée contre : personne ne fonctionnait avec ça, personne ne voyait ce que ça apporterait alors qu’on pouvait traverser la rue. Mais Eraza était déjà lancé, accompagné d’une petite troupe de geeks. Contre l’avis général, iels avaient donc câblé, programmé, interféré dans chaque chambre à coucher, dortoir, cuisine, bureau, salon, laverie où iels avaient pu s’introduire. Iels avaient diffusé des petits tracts pour annoncer leur irrémédiable mais bienveillant passage.
Pour tester le réseau, Eraza avait développé un jeu en ligne qui avait attiré toutEs les mômes et ados du quartier. Le jeu s’était révélé méchamment addictif. Ça avait été la goutte qui avait fait déborder le vase : les habitantEs, réuniEs en assemblée exceptionnelle, avaient refusé de supporter une minute de plus les obsessions d’Eraza et ses manières autoritaires. Personne n’avait le droit de manipuler ainsi les mômes. Eraza avait bredouillé pour se défendre qu’il adorait les jeux vidéo et qu’il ne fallait quand même pas prendre les plus jeunes pour des idiotEs. L’Assemblée lui avait formellement demandé de quitter le quartier, la plupart reconnaissant l’intérêt de connecter les quelques lieux collectifs entre eux mais pas l’ensemble de leur vie. Le tout ou rien d’Eraza lui avait valu de se faire virer. Une équipe de volontaires s’était formée afin de démonter une partie des installations. Eraza était donc parti habiter dans une maison collective au bord de l’Erdre, de l’autre côté de l’île de Versailles. J’avais continué à le voir régulièrement là-bas mais les réus du quartier étaient devenues un peu fades sans son enthousiasme.
Pour l’heure, Eraza semble n’avoir jamais vécu cette exclusion. Son esprit galope sur cette nouvelle idée :
– Ah mais ouais, mais ouais, s’excite-t-il. Des aimants, des ressorts, un plancher. Tant qu’il y a des gens pour danser, il y a du son pour danser… Et tant qu’il y a du son pour danser, il y a des gens pour danser ! Vinyl, tu es génial !
– Euh… Attends Zaz’, tu veux vraiment le faire ?
– Et pas tout seul, en plus ! Je suis sûr que ça peut brancher la bande de la BNP, ça va les faire marrer. Je fonce au labo maintenant… Je t’envoie un message ce soir !
Eraza attrape son vélo et part en trombe vers les quais, direction le FabLab de la BNP.
La Banque des Notions et des Pratiques… Du temps de l’Antémonde, ce lieu brassait tant d’argent qu’il ne pouvait y en avoir pour tout le monde. Aujourd’hui, on y cultive des techniques et des outils pour qui en a besoin. L’aménagement d’époque en open space n’a presque pas été modifié : moquette hyper épaisse pour étouffer les sons, faux plafonds en polystyrène d’où pendouillent tous les deux mètres des gerbes de câbles gris. Les cloisons en carton qui séparaient les bureaux ont été éventrées en quelques endroits pour permettre des installations plus volumineuses mais il est assez facile – et dingue à la fois – d’imaginer la foule des tailleurs et cravates qui devaient les peupler autrefois. Des fétichistes de l’Antémonde ont gardé épinglées par endroits de vieilles notices publicitaires. Ça parle d’actions au porteur, d’actifs sous-jacents, de placements boursiers et autres contrats d’assurance-vie… Mes cours d’économie du lycée sont beaucoup trop loin pour que ces expressions aient la moindre signification. La distance que nous avons creusée en si peu de temps avec l’Antémonde est surréaliste.
Le FabLab de la BNP aujourd’hui, c’est un immeuble de trois étages entièrement consacré à la recherche. La dernière fois que j’y suis passé voir Eraza, je suis tombé en pleine « polémique des chimistes ». D’un côté, la faction des « tableaux vert-noir » était prête à recouvrir d’une peinture de sa conception l’ensemble des tableaux blancs du bâtiment, afin de pouvoir, faute de feutre effaçable, griffonner les plans et les calculs à la craie. La faction des « tableaux blancs » défendait pour sa part la mise au point d’une encre à marqueur hautement complexe mais à l’effacement tout à fait acceptable. La faction « feuilles, aimants, punaises » avait déserté la discussion pour passer plus de temps à améliorer les machines de la papeterie boulevard Goullin. Les établis grouillaient de tournevis testeurs, de fers à souder, de fraiseuses de précision, d’imprimantes de toutes dimensions et de diverses machines à coudre ou à autre chose. L’endroit était plein d’enthousiastes s’agitant avec des faces d’illuminéEs, prêtEs à réparer, détourner et inventer n’importe quel objet qui semblait manquer. Des passionnéEs aussi timbréEs qu’Eraza, capables de passer dix heures par jour à poursuivre leur obsession du moment, en proie à une fébrilité insupportable et touchante.
Bref, Zaz’ trouvera sans aucun doute quelques complices dans la clique des obsessionnellEs de la BNP qui dégoteront ressorts, aimants, chewing-gums et autres capsules de bière nécessaires au projet… J’espère que cette fois, en bossant avec d’autres, Eraza se fera moins d’ennemiEs.
Une fois son vélo disparu au coin de la rue, je remonte le casque sur mes oreilles. Ces vieux tubes techno me ramènent dans la chambre de mon grand frère. Je le revois taper sur l’ordinateur au rythme de la musique répétitive de l’Antémonde. Je reprends doucement ma marche jusqu’au potager des Vingt en poussant mon vélo. La grelinette fixée au porte-bagage le rend difficile à manier. La matinée au son de la house m’a donné envie de manier la bêche pour ouvrir une nouvelle parcelle. L’an passé, j’ai déjà passé une partie de mon printemps à défricher. Personne ne verra rien à redire si je double la surface de patates… tant que je me porte volontaire pour la corvée des doryphores. Le soleil qui joue à cache-cache avec les nuages promet une bonne après-midi de boulot.
Fin de journée, discret dérapage contrôlé. Mon freinage laisse une trace noire sur le béton défoncé du trottoir. Je fais cliqueter mon antivol, pousse la porte et monte les escaliers.
Je pose les salades sur la table de la cuisine et jette un coup d’œil à l’horloge : quinze minutes avant 17 heures. J’ai encore un peu de temps.
Je gravis tranquillement les marches jusqu’au dernier étage. Les loupiotes indiquent trente-cinq pour cent de charge sur les batteries. Pas pire.
Entre 17 et 21 heures, coordination des montres : on allume le réseau, et c’est le cas dans à peu près toute la ville et d’autres régions autonomes. Pendant ces quelques heures, les messages écrits dans la journée cherchent à se rapprocher de leurs destinataires, les forums se resynchronisent, les copies des bases de données importantes sont mises à jour… Les opératricEs n’ont eu qu’à ressortir des tiroirs cet internet des débuts aux liaisons intermittentes… avec quelques bricolages supplémentaires. L’augmentation de la puissance des puces sur la dernière décennie de l’Antémonde a quand même rendu des choses plus faciles et économise pas mal d’énergie.
Je suis inscrit pour le tour de pédale de 17-19 heures du mardi. Pédaler reste un moyen simple pour alimenter l’électronique. Lorsque les trois vélos sont occupés, on arrive même à recharger la batterie générale.
J’enjambe le cadre, lance Hey Boy Hey Girl des Chemical Brothers et commence à pédaler au rythme des sons synthétiques. Bruit de chaîne à ma gauche : Liz s’installe à son tour. Je la salue d’un signe de tête, déjà hypnotisé par la rotation sans fin du pédalier entre mes jambes et le rythme soutenu du big beat dans mes écouteurs. Superstar deejay, here we go! Les samples s’emmêlent, les boucles de rythme tournent et s’enchaînent… Des images du clip me reviennent, cette scène un peu folle de squelettes humains dansant dans une boîte de nuit.
– Eh ! Jérôme !
C’est Liz qui m’appelle à travers le brouillard de sons… J’ai soudain envie qu’on m’appelle à nouveau Vinyl. Il n’était pas si mal ce blaze.
– Oh Jérôme ! Décroche mon vieux !
Je lui fais un faible signe de la main, genre pas maintenant. En pleine remontée des beats, je veux vraiment aller au bout du morceau.
– T’es bouché Jérôme…
Le sample revient une nouvelle fois : Hey boy! Hey girl! Je le prends comme un message personnel… Liz m’interpelle encore, en criant carrément cette fois. À contrecœur, je soulève mes écouteurs :
– Excuse-moi Liz, cette musique me fait tellement kiffer… Y’a un souci ?
– Ouais.
– Merde, une mauvaise nouvelle ?
Je ralentis mon pédalage. Elle tire vraiment une sale tronche.
– Liz, tu me fais flipper là. Dis-moi.
– Il se passe que j’en ai ras le bol de pédaler avec toi. Tu es toujours sous ton casque, pas moyen de discuter. I’m sick of it. J’ai l’impression de pédaler à côté d’un robot-mixeur.
Rétropédalage ultra rapide dans ma tête. Liz a grandi en Angleterre. Son accent est toujours là mais l’anglais ne s’invite pas si souvent dans ses phrases… Jamais pensé qu’elle s’emmerdait en ma compagnie…
– Wahou, désolé Liz. La pédale en musique, c’est un peu mon moment à moi, tu comprends ?
– Nan, je ne comprends pas. Ou plutôt, c’est toi qui ne comprends pas.
Là, j’enlève mon casque et mets le son en pause. De toute façon, le lecteur vient de passer à Out of Control et il serait dommage de gâcher la suite.
Elle pousse un long soupir et tente une explication :
– Ce que tu ne comprends pas, c’est que tu pourrais faire un peu plus attention aux gens. Tu me dis que tu adores ta musique et que la pédale, c’est ton moment… Mais merde, tu écoutes ta musique toute la journée, tu pourrais lâcher ça quand on se voit !
– Pas toute-toute la journée quand même…
– Vas-y, compte le nombre d’heures que tu as passées sous le casque aujourd’hui !
Je marque une pause. Ouais, c’est vrai que si on commence à compter.
– Attends Liz, c’est quoi le problème ? Je n’impose ma musique à personne…
– Merde Jérôme ! Tu crois que ça me fait envie, de pédaler deux heures à côté d’un robot qui fait tchi-pa tchi-pa tchi-pa-pa dans son casque ? Tu n’imposes ta musique à personne, mais ton manque d’empathie, on se le prend toute la journée en pleine poire. Tu ne fais pas gaffe aux gens, tu ne tiltes rien.
Là, ça chauffe pour moi. Merde, je fais des efforts pourtant.
– Liz, je suis désolé… Je sais que je n’assure pas. Mais je te jure, j’essaie d’avancer, de comprendre ce qui coince chez moi…
J’ai passé la première partie de ma vie le long d’un foutu boulevard, quatre voies et des milliers de voitures par heure. Le casque, c’était vital. Et maintenant, c’est comme si le gazouillis des oiseaux et le bourdonnement du groupe électrogène étaient de trop – ou trop peu. Ça me déprime mais je ne vois pas comment je pourrais lui expliquer ça.
– Tu sais quoi Jérôme ? Ce qui m’énerve le plus, c’est de me mettre en colère comme ça. Il n’y a rien de grave là, juste un petit truc du quotidien qui devrait s’améliorer. Je ne veux surtout pas en faire un drame… Tu ne bouges pas d’un iota alors je m’énerve et après, j’ai l’impression que c’est moi le problème. Mais c’est toi qui fais de la merde. On ne sait jamais quand te parler, tu ne calcules rien, tout glisse sur toi.
– Non, je t’écoute. Je prends sur moi là.
– Quand même, t’es pas chic : j’ai dû te crier dessus pour qu’on se mette à discuter, tu réalises ? Et puis ce n’est pas qu’avec moi : on en a parlé en small talk après les deux derniers conseils d’étage – où tu n’étais pas, d’ailleurs – et les avis convergent carrément.
– Ça converge ?
– Ouais, ça converge de chez converger, même. Ton manque de communication inquiète tout le monde.
Je soupire… Pourquoi ne suis-je pas venu aux derniers conseils d’étage ?
– Les réunions, je ne sais pas pourquoi, en ce moment j’en peux plus.
– Dommage pour toi. N’empêche que tout le monde sature de ton comportement perso, alors si tu ne t’impliques pas dans les réus…
– C’est vrai je suis trop nul. Je suis désolé, désolé désolé… Liz, qu’est-ce que je peux faire pour me rattraper ?
Liz soupire encore plus fort :
– Pauvre petit moi tout nul… Qu’est-ce que je peux faire pour me rattraper…
– Non mais Liz ! Je fais quoi alors ? Tu me critiques, j’assimile, j’essaie de changer, quoi. Dis-moi !
– Tu n’es vraiment pas dégourdi. Intéresse-toi aux gens. Parle-leur. Tu trouveras… On a encore une heure à pédaler ensemble, ça nous fait du temps pour causer là !
Je tourne la tête pour regarder le mur devant moi. Blanc. Dès que je me sens obligé de parler, ça me fait comme si on m’avait appuyé sur « stop ». Je me sens vraiment pas malin mais je me force :
– Euh… T’as fait quoi ces derniers jours ?
– Bah tu vois, c’est pas si compliqué ! ironise-t-elle.
Et elle se met à me dérouler les dernières infos de la BNP. J’avais oublié qu’elle brassait au FabLab elle aussi. Je suis quand même à l’ouest. Mais je n’ose pas lui parler du projet de dancefloor de Zaz’. Trop brouillon, trop improductif, trop bourgeois. Je laisse filer la discussion sur l’ambiance intensément geek des différents étages du FabLab. Elle se remet à parler du manque d’empathie des unEs et des autres.
– Je ne sais pas, Liz, peut-être que ça va de pair avec le fait d’être très passionnéE : plus de concentration sur les défis techniques, moins d’attention à accorder aux autres ?
Mais elle répond catégorique :
– N’importe quoi ! C’est juste une question d’habitudes. Et les habitudes, ça se change ! Mais pour ça, faut pas être feignantE, faut le vouloir, faut le travailler… Et il me faut des complices. Toi Jérôme par exemple, ça ne te tenterait pas de bricoler avec nous de temps en temps ?
– Je ne sais pas trop… Tu dois vraiment te sentir seule là-bas, pour proposer ça à un sale égoïste de mon espèce.
Elle est bizarre Liz. Elle m’accuse de ne pas savoir porter attention aux autres… et s’imagine que je vais égayer à moi tout seul une bande de types encore plus bornés que moi !
– Allez Jérôme, viens au FabLab, ce serait super sympa ! Tu sais, par moments, j’ai presque l’impression de retourner à l’école. C’est pour dire…
– Ah bah toi, tu sais trouver les arguments !
On se marre. Liz a fait une école d’ingénieur entre 2015 et 2018. C’était vraiment le tout début de la réorganisation révolutionnaire étudiante.
– Enfin, quand ils disent réorganisation révolutionnaire, c’est plutôt relance dans la droite ligne de l’ancien système…
– Tu n’exagères pas un peu, Liz ?
– Si, bien sûr. Mais tu vois ce que je veux dire ?
Liz exagère carrément : les cours et les programmes de recherche n’ont plus rien à voir avec ceux de l’Antémonde. D’abord, une part non négligeable des centres de recherche a été dissoute, leurs locaux saccagés, leurs chercheusEs se sont disperséEs. Les labos reconstitués depuis se divisent en trois programmes principaux : un quart pour les recherches agronomiques et de dépollution, un quart pour les questions médicales et la grosse moitié restante pour faire face à l’urgence énergétique qui n’en finit plus de durer. Dès le début de sa formation, Liz est tombée en plein là-dedans. Et elle y est restée. À l’époque, elle était sur Grenoble. Elle s’était embarquée dans un ambitieux projet de centrale fluviale avec deux thésards tout juste sortis de la start-up qui les exploitait, une boîte spécialisée en fermes à hydroliennes marines. La centrale n’avait jamais vu le jour, mais Liz avait ramené sa passion des turbines à Nantes. Au labo hydro de la BNP, iels cherchaient le moyen de stabiliser trois microcentrales sur la Loire. Ses visites sur le campus de Grenoble s’étaient espacées au fur et à mesure que leur labo s’était autonomisé à Nantes. L’importance de leurs travaux était incontestable : trouver des solutions pour des productions énergétiques de petite taille basées sur la force de l’eau, faciles à adapter et à entretenir selon les spécificités locales, et donc largement reproductibles. L’équipe hydro avait investi deux niveaux de la BNP, le rez-de-chaussée et le sous-sol, plus accessibles pour les va-et-vient de matériel et le montage des prototypes et, bien sûr, avec un accès direct à la Loire. Le reste du FabLab se répartissait les niveaux du dessus. Liz adorait ce qu’elle faisait mais l’ambiance de travail des hydros était mortelle : une bande d’ingénieurs chevronnés, tous des types, tous très fiers de leur sérieuse expérience professionnelle antémondiste… Liz rêvait d’introduire là-dedans quelques membres plus éclectiques et farfeluEs des étages supérieurs mais jusqu’à présent, elle n’avait convaincu personne de rejoindre ces rabat-joie méprisants. Et c’était elle qui passait la moitié de son temps dans les étages avec Eraza et les autres.
– On a vraiment du boulot ! Allez, viens m’aider ! À deux, on fera une équipe de choc !
Après tout son speech sur mon manque d’empathie et celui des geeks des différents étages de la BNP, j’hésite à lui demander ce qu’elle entrevoit en moi. Elle doit être sacrément désespérée… Ou alors elle culpabilise de m’avoir engueulé et elle fait ça pour se rattraper ?
– Hum, je ne suis pas vraiment à l’aise, Liz. Tu viens de me balancer un million de reproches, et là, maintenant, tu m’embarques sur le truc qui compte le plus pour toi ?
– Mais justement Jérôme, things can change! Tu n’arrives pas à entretenir tes amitiés, alors donne-toi un cadre, donne-toi des occasions de brasser avec tes amiEs ! Si on bosse ensemble, on aura des choses et du temps à partager. Si je m’énerve, c’est que tu comptes pour moi. On se connaît depuis des siècles, on est amiEs pour la vie. C’est pour ça que ça me met en colère…
Et Liz me fait le coup du petit sourire larmoyant :
– S’il te plaît… Viens un peu bosser avec moi, juste un jour par semaine…
– Je ne m’y connais absolument pas en turbines, Liz. Tu as étudié pendant des années, alors que moi, je zonais sur les barricades : je n’ai même pas mon bac !
– Mais on s’en fout ! Ce qui compte, c’est d’avoir des complices pour partager ses passions ! Je tourne en rond, moi, à force de me concentrer sur ces fichues hydros. Des fois, je me demande si ça vaut vraiment le coup…
– Mais c’est super intéressant ce que tu fais.
– Ouais, c’est sûr… Mais tu vois bien : j’ai besoin de toi pour m’aider à retrouver du sens dans tout ça. Et puis des fois, j’aimerais bosser sur des projets plus marrants.
– … Liz, tu aimes danser ?
Liz s’est passionnée pour le dancefloor de Zaz’ en moins de quinze secondes. Elle s’est mise à me parler pompes, énergie cinétique, ressorts et mini-batteries. C’était parti. On a fini notre tour de pédalage à trente-deux kilomètres-heure sans même nous en rendre compte, comme si le vent nous poussait et j’ai foncé chez moi pour réceptionner mes mails.
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¨Vous avez huit nouveaux messages ¨*.
Aucun flag urgent, sauf celui d’Eraza, au titre qui hurle en majuscules :
POUR CE SOIR 22H!!!
Je l’ouvre directement :
¨>
¨ Salut vieux, c la classe intégrale :
¨ trouvé la source
¨ du “Sustainable dancefloor”.
¨ Ils ont posé leurs brevets
¨ y’a 11 ans, juste avant l’Haraka.
¨ G capté Fabrice et Colt. Ils ont marché
¨ direct et on a pu récupérer les plans
¨ via le réseau dans l’heure!!!!
¨ Reste plus qu’à construire. Peut-être
¨ même que d’autres haraks l’ont déjà fait.
¨ Je vais me renseigner.
¨ Jsuis à fond à fond à fond.
¨ Une expé ce soir pour aller chercher
¨ les ressorts
¨ ça te branche ?
¨~ Zaz’ <¨ ̈
Une expé en nocturne ?
C’est marrant, on se croirait revenu au temps où les récups se faisaient de nuit… Je me demande où on va bien pouvoir trouver des ressorts. Zaz’, il est comme ça, il part sur une idée, et puis il faut que tout soit fait dans la seconde. Je suis un peu cassé par ma journée de jardin… Je lui propose de différer :
Re: POUR CE SOIR 22H!!!
:
: Salut vieux toi-même,
: Pour moi demain c’est mieux.
: T’es 1 vrai vampire,
: ms moi g besoin du soleil :)
: et ça sera moins la galère de lampes.
: En plus g parlé à Liz, elle est
: hyper partante aussi.
: Demain 10 h à la laverie chez toi, ça marche ?
: ~ Vinyl
:.
***** Sent ~:~.
Zaz’ répond direct :
*****’¨¨blop|~:~.. . *
Re: Re: POUR CE SOIR 22H!!!
¨>
¨> Ok dacc, demain 10h, ma laverie
¨> super pour Liz.
¨> jsuis pas un vampire ~ Zaz’ <¨
Il est 10 heures pile quand j’arrive à l’entrée de la cour. Je la traverse doucement en prenant soin d’éviter les ornières entre les pavés. Au fond, plusieurs personnes s’affairent dans le garage collectif. De l’autre côté se trouve l’espace laverie de B17. La porte du local est décorée d’un hublot récupéré sur un lave-linge. Les silhouettes de Liz et Eraza sont un peu déformées au travers. Je pose mon vélo contre le mur et les rejoins à l’intérieur.
– Alors comme ça, on arrive en avance au rendez-vous ? lancé-je avec un sifflement mi-admiratif, mi-moqueur. Félicitations !
– Question de motivation ! réplique Eraza. D’ailleurs, je remarque que tu as toi-même négligé tes vingt-cinq minutes de retard habituelles, un véritable exploit ! Doit-on en déduire que tu es encore plus motivé que nous ?
– Je me demande si c’est vraiment possible… Alors, vous en êtes où ?
– Zaz’ parlait de faire la tournée des casses auto, explique Liz, pour récolter des vieux ressorts d’amortisseur. Mais je me demande si c’est vraiment une bonne idée. Ce serait quand même mieux de pouvoir maîtriser la dureté des ressorts. Il doit bien y avoir une coopérative quelque part qui a maintenu une production…
– Mais ça va prendre une éternité, objecte Eraza.
– Faire la tournée des casses pour démonter une à une des dizaines de suspension, ça ne prendrait pas des jours peut-être ? Surtout pour se rendre compte au final que ça ne fonctionne pas.
– T’es trop exigeante Liz, rétorque Zaz’. En plus, aucune coopérative ne nous fournira sur un projet de divertissement. Encore, si on leur demandait un ou deux ressorts. Mais pour avoir une piste de danse correcte, il nous en faut des centaines !
– C’est bien pour ça que nous devons trouver du bon matériel. On ne va pas trifouiller dans des casses pendant des mois pour rassembler des pièces inadaptées.
Le point de vue de Liz est assez convaincant mais j’admire la passion d’Eraza pour la débrouille, cette éthique du Do it Yourself or Die, une sorte de fierté à faire par soi-même jusqu’au bout du bout. Je tente le compromis :
– Autant se donner toutes les chances : on dégote une dizaine de ressorts en casse pour faire un premier test et puis, en fonction du résultat, on choisira si on commande ou si on se débrouille en continuant la récup.
Les deux acquiescent en chœur mais ne peuvent s’empêcher de pousser encore la polémique. Quelles têtes de nœud !
– Faisons comme tu dis Jérôme, bougonne Zaz’. Mais je sais déjà la suite : à chaque fois que la BNP fait une commande de pièces sur un programme de recherche non-validé, les ateliers rechignent, c’est la croix et la bannière. Même en proposant de venir à trois ou quatre pour aider à faire le boulot, dès que le projet n’est pas lié à la survie de l’espèce, ce n’est jamais assez « prioritaire ».
– Pas si sûre, s’obstine Liz.
– C’est pas croyable, Liz ! Les turbines hydros te montent à la tête ou quoi ? Tes microcentrales sont classées décisives pour l’avenir de l’humanité. C’est uniquement pour ça que vous avez des passe-droits sur les pièces qualité antétech. Tu crois sérieusement que nous avons une chance pour un dancefloor ?
– Non, reconnaît Liz à contrecœur,… mais ça pourrait si je faisais passer ça pour une commande de l’équipe hydro !
– Tu crois que le labo serait d’accord pour mentir comme ça ? demandé-je, sceptique.
– Les autres ne sont pas obligéEs de savoir…
J’hallucine de son manque de scrupules :
– Mince Liz, c’est du boulot quand même. Si on demande à des gens d’usiner 500 ou 1000 pièces pour nous, ça me fait bizarre de les baratiner. Surtout avec toutes ces discussions qu’on se tape ces temps-ci sur le travail obligatoire…
– Ah non, on se refait pas une discussion sur le STOC maintenant ! soupire Liz en levant les yeux au ciel.
– Pas besoin ! décrète Eraza en ouvrant grand la porte de la laverie. Allons visiter une de ces casses maintenant, voir ce qu’on peut récupérer pour un premier essai. Le débat sur la planification de la production est remis à la semaine prochaine !
Mais évidemment, la discussion sur le STOC reprend dès nos bécanes enfourchées, par bribes d’un vélo à l’autre. Le Service de Travail Obligatoire et Centralisé… Soyons lucides, le démantèlement de la production n’est pas intégralement choisi. De nombreux objets ne sont plus produits, non pas volontairement mais parce que ça reste légèrement la pagaille. Et ces derniers temps, les discussions s’intensifient à propos de la pénibilité : tout travail est-il difficile ? Quelles tâches méritent compensation, sur quels critères ? Devons-nous figer une liste des corvées qui devraient être partagées entre toutEs ?
Nous sommes en tout cas un certain nombre à refuser l’établissement de ce STOC. Mais l’idée fait de plus en plus d’adeptes, ce qui commence à sérieusement nous taper sur le système à toutEs les trois. Ce n’est pourtant pas les idées de mécanisation ingénieuses et de robotisation qui nous font défaut ! Depuis plusieurs années, de nouvelles machines viennent seconder l’humainE, le soutenir. Et les FabLabs de nombreuses régions autonomes s’échangent des prototypes, se refilent des plans, améliorent leurs réappropriations et leurs inventions pour réduire la pénibilité dans de nombreux domaines. De quoi, à notre sens, endiguer ce STOC. Cette foultitude d’objets plus ou moins loufoques nous enthousiasment mais la mécanisation continue à faire peur au plus grand nombre, le traumatisme de l’hyperproductivité antémondienne est énorme. Personne ne veut revoir ces automates qui imposaient leur cadence, ni ces objets qui transformaient notre quotidien plus vite que leur ombre, et tout ça pour le profit d’une grande bande de pourris.
Les casses automobiles sont pour la plupart situées à l’ouest de la ville. Nous descendons jusqu’à Talensac pour prendre ensuite vers Zola en passant par la place de Gigant. Les frontières entre trottoirs, pistes cyclables et routes n’existent plus vraiment. Nous avançons de front pour continuer la discussion, tout en prenant de plus en plus de vitesse. Machinalement, je chatouille ma sonnette, pour m’assurer qu’elle pourra avertir les piétonnEs de notre passage en convoi : je n’ai pas envie d’interrompre le débat en cours toutes les deux minutes pour leur hurler de s’écarter. Évidemment, je finis par faire tinter la sonnette pour rien : elle est toute neuve, je l’ai installée il y a dix jours. Quand je suis excité, j’ai du mal à me concentrer, je dois toujours vérifier des petits trucs idiots comme ça dix fois de suite.
En arrivant à la Durantière, sur notre gauche, un groupe de basketteusEs en pleine action attire mon attention. Alors que nous le dépassons, j’aperçois du coin de l’œil leur ballon… qui me bondit dessus ! Violent coup de frein pour l’éviter, je braque le guidon. Ma pédale droite heurte le sol. Je sens le coup qui se répercute dans ma jambe et la pédale s’enfuit sous mon pied. L’élan m’entraîne, je bondis par-dessus le vélo qui fait un bruit de métal crissant en raclant le sol. Quelques bonds vacillants lancés à pleine vitesse et je réussis à m’arrêter, debout sur mes deux jambes… Applaudissements et coups de sifflet en provenance du terrain. Joie réciproque d’une histoire qui finit sans collision !
Eraza et Liz se sont arrêtéEs. Liz leur renvoie le ballon d’un geste nonchalant et le match reprend, immédiatement. Elle fait la grimace :
– Beurk, je déteste l’odeur que ce cuir végétal laisse sur les mains…
Je n’y avais jamais pensé… Je me penche sur mon vélo.
– Merde !
Le juron est sorti tout seul. Le pas de vis de ma pédale est de plus en plus esquinté.
– Merde et remerde ! C’est la troisième fois qu’elle se dévisse, ça ne tient plus, du coup je vais devoir changer tout le pédalier.
Alors que les dribbles et les piétinements reprennent énergiquement derrière nous, Liz profite de cette halte forcée pour nous détailler sa dernière prise de bec avec Benjamin, un de ses cohabitantEs. Encore une fois sur le STOC et encore une fois avec beuglements et insultes à n’en plus finir.
– Il flippe que certainEs se la coulent douce, pendant que les autres triment jusqu’à épuisement…
Je m’échine à pousser pour revisser la pédale mutine et Liz poursuit :
– Jusque-là, nous sommes d’accord, aucun moyen de s’assurer que chacunE fasse spontanément sa part, équitablement je veux dire. Pour répartir les tâches et gérer la pénurie, il faut se parler, s’organiser un minimum. Mais on n’est pas obligéEs de tout comptabiliser non plus. L’égalité totale, ça n’existe pas, alors, en faire un peu plus ou un peu moins que le voisin, tant qu’on mange bien et qu’on se fait plaisir, on s’en fiche non ? Benjamin lui, il persiste à vouloir rationaliser le partage, comme il dit. Il ne jure que par le STOC.
– On s’en est sortiEs sans leur foutu STOC jusqu’ici, mâchonne Eraza tout en suivant la balle des yeux.
J’acquiesce en silence, fouillant dans mon sac à la recherche de la clé de 15 qui m’a sauvé la semaine dernière… Ouf, elle est toujours là !
– L’angoisse de la pénurie, tout le monde la ressent, concède Liz. Personne ne veut revivre les émeutes de la faim de 2013, les tueries et le reste… Mais quand j’ai suggéré à Benjamin qu’un système obligatoire, c’était forcément l’imposition de moyens de contrainte et de punitions pour les réfractaires, là, il m’a traitée d’égoïste.
– Sérieux ? demandons-nous en chœur.
Je relève la tête pour faire un clin d’œil à Eraza. J’adore quand nos réflexes sont synchro.
– Attendez, ensuite il s’est mis à râler que c’étaient les gens comme moi qui empêchaient qu’on s’en sorte, que je n’avais aucun sens du collectif, que j’étais du genre à laisser le monde crever d’infection rénale pourvu que ce soit hors de ma vue ! Forcément, c’est un peu parti en vrille. Je l’ai traité de flic : il comptait rouvrir les taules pour nous forcer à travailler ou quoi ?!
– Il a sûrement prévu « maton » dans sa liste de boulots obligatoires, pouffe Eraza.
Quelques joueusEs se tournent vers nous en entendant l’éclat de rire de Liz.
– Il a osé me traiter de bourgeoise. Fuck it!
– Pourquoi bourgeoise ?
– Eh bien vois-tu, je suis une privilégiée de merde, bien planquée dans ma petite communauté avant-gardiste et autosatisfaite…
– J’espère que tu t’es défendue.
– Tu m’étonnes ! Je l’ai traité de gros facho, de représentant de l’ordre moral autoritaire, de garde rouge de la centralisation et des goulags ! Et puis je l’ai laissé planté là, avec ses certitudes centralisatrices à la noix !
Liz se marre encore mais la colère perce quand même dans la vibration de sa voix. Il y a tellement de mauvaise foi dans ces engueulades… Mon nouveau rafistolage a l’air de tenir. J’espère que ça ira jusqu’à demain. Je passerai à l’atelier m’occuper de ça sérieusement. Je me relève.
– C’est bon ? me demande Zaz’.
Je fais oui de la tête. Notre attention à toutEs les trois est une nouvelle fois happée par les dribbles devant nous. La joueuse passe la balle à son coéquipier. Celui-ci tente de s’approcher plus près du panneau mais il est bloqué par le mur formé des deux joueurs devant lui. Derrière ! lance-t-elle. Il repasse le ballon à l’aveugle. Dans un même mouvement, elle saute, l’attrape et tente un lancer marquant. Le ballon rebondit sur le panneau puis sur l’arceau, vrille un peu… pour se glisser majestueusement dans le filet.
Applaudissements, fin de la pause et nous voici à nouveau en route… Travailler ensemble, faire équipe… Cette histoire de STOC, au fond, c’est surtout une question d’échelle d’organisation : faut-il coordonner la solidarité sur une région ? Sur plusieurs ? Dans toute l’Haraka ? Il est assez logique que ces questions nous ramènent l’idée d’un État… Et vu que les comités de quartier ont accepté d’arrêter leur avis d’ici un mois et demi, il n’est pas étonnant que le sujet soit remis sur la table toutes les deux minutes. L’échéance se rapproche, c’est à l’ordre du jour de presque chaque réunion. Raison de plus pour déserter : ça me dépasse complètement.
Eraza finit par émerger du hangar avec un air triomphal… et un ressort tellement énorme qu’il l’enlace à deux bras, jambes écartées. Liz me pousse du coude :
– Qu’est-ce que c’est ? Un amortisseur de camion ? C’est dix fois trop grand !
– Liz ! Vinyl ! Vous savez pourquoi je suis contre le STOC ? lance Eraza, le sourire jusqu’aux oreilles. Parce qu’il n’y aura jamais de place dans leur programme de bagnards pour fabriquer des dancefloors de folie !
Bien sûr, le ressort est cent fois trop gros. Eraza l’a juste sorti pour rigoler. Mais la bonne nouvelle c’est qu’une centaine d’autres sont rangés sur une petite étagère, nous attendant bien tranquillement, pourvu que l’équipe de la Casse Auto Jo nous donne le feu vert. Iels sont super bien organiséEs, tout est démonté et trié dès l’arrivage, un vrai bonheur. Si on rafle les trois quarts du lot, et si on en trouve autant dans les autres casses, avec quelques mécanos fans de hardtek, ça ne va pas nous prendre des mois.